mardi 19 août 2008

Conclusion - V


Conclusion


Il semble donc que la vie contemplative soit la plus excellente de jure, mais peut-être inatteignable de facto. Dès lors, la solitude du sage n'est jamais totale, elle est fondamentalement intermittente. Cela s'explique, on l'a vu, par une raison des plus simples : le sage n'est qu'un homme. En approfondissant l'examen de cette impossibilité à être autosuffisant durablement, on remarque que l'essence humaine porte en elle cette excellence, mais que l'homme, fait de matière – donc en proie à la génération et à la corruption – ne peut jamais être durablement en acte. Ce que donne à penser Aristote est tout à fait original par rapport à la pensée de son temps : il y a dans l'essence humaine un appel à aller au-delà de soi, lequel est orgueilleux et à la fois vertigineux. Finalement c'est un ton de résignation, tout à fait mesuré – tout à fait grec peut-être – qui clôt cette réflexion en admettant qu'il se loge au creux de l'homme une certaine insuffisance ontologique a être pleinement ce qu'il pourrait ou devrait être. Cette solitude inaccessible marque donc la tragédie d'une actualisation inaccomplie, d'une entelecheia impossible1.


1A ce propos on retiendra la lumineuse interprétation de P.Aubenque in La prudence chez Aristote, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1963, réed. 20023, p.83

mercredi 13 août 2008

La solitude du sage aristotélicien - IV


Le sage : plus qu'un homme, moins qu'un dieu


Tant de tension entre la condition de mortel et la quête vers la vie contemplative, entre une vie simplement humaine et une autre d'une excellence divine, fait du sage aristotélicien une figure étrange, une sorte de demi-dieu. En effet, il ne regarde et ne fixe que les objets divins et pourtant il reste à jamais prisonnier du monde des hommes. Ainsi comment penser la possibilité même d'une vie contemplative accomplie ? Est-elle seulement possible ? Dans cette problématique de la solitude, cela revient à se demander : quel homme pourrait véritablement se passer – même « une fois suffisamment pourvu de biens » – de ses semblables ? On pressentait déjà une certaine prétention de l'homme à vouloir être sage, en effet peut-être est-ce trop élevé. Aristote le premier, avait vu cela très nettement « la nature de l’homme est de tant de manières esclave » qu’on « pourrait à bon droit estimer non humaine la possession de la sagesse » et « Dieu seul pourrait détenir ce privilège. »1 Ainsi dans son « vécu » le sage se conduirait, comme dans le domaine du savoir, tel un dieu. Il n'aurait plus besoin du secours des autres. Encore une fois, on voit ici une véritable contagion2 d'une pratique du savoir à la façon dont vit celui qui le détient. Ainsi si le sage est solitaire c'est avant tout car il a réussi à ne plus être « esclave ». Ainsi la sagesse représente pour Aristote l'objectif de ces quelques hommes d'exception qui parviennent à briser les chaînes de leur condition de mortel3.

Ainsi, on en arrive à une conclusion pour le moins originale : phénoménalement l'homme semble bien être un « animal politique », mais s'il porte son essence à son degré d'excellence, il se retirera du commerce des hommes. Cette solitude ne reste peut-être possible que parce qu'elle est justement exceptionnelle. Il faut bien songer, que le sage est en quelque sorte « entretenu » par le reste de la communauté, afin d'être « suffisamment pourvu de biens ». De plus comme on le précisait plus haut, le sage vit une solitude, un retrait par rapport aux autres, quant à son savoir et à sa pratique ; néanmoins il lui faut des amis, car comme l'admet Aristote, il ne peut être plongé en cet état de façon prolongée4, dès lors une fois que son regard se détourne des premiers principes, il lui faut croiser un visage ami afin d'être heureux5.


1Métaphysique, A, 2 982a30

2Cf. supra p.7 où on assiste à une contagion de l'objet vers l'agent : la nécessité de l'objet pousse le sage à ne porter attention qu'à un monde, lui aussi, nécessaire (le monde supralunaire) ; ici la contagion s'opère toujours vers l'agent mais part de la pratique, de l'exercice même du savoir.

3A ce sujet, il faut relever les précieuses indication de R.Bodéüs in Aristote : une philosophie en quête de savoir, Paris, Vrin, 2002, p.174

4Cf. Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177b26 : le véritable bonheur, tel qu'est celui du dieu est trop élevée pour la contemplation humaine.

5En Éthique à Eudème, VII, 12, 1245b18, Aristote explique que notre bien-être dépend d'autre chose que nous, en particulier du fait d'avoir des amis (ce que Éthique à Nicomaque, IX, 9 confirme), ainsi le sage ne pouvant tout à fait devenir dieu et se contempler lui-même (ce qui est le bonheur véritable), doit alors porter son regard vers une source de bonheur plus atteignable : autrui.

jeudi 31 juillet 2008

La solitude du sage aristotélicien - III


La vie en rupture


Suite à cette première étape, il semble qu'il peut être fécond de se servir de la notion de rupture pour cette solitude si particulière qu'est celle du sage. Prisme réfléchissant en trois perspectives possibles : vers une ontologique, une cosmologique et enfin une conceptuelle.

La première perspective est celle qui fut annoncée plus haut, en effet le sage ne vit pas comme les autres, et on constate une véritable tension dans la pensée d'Aristote entre l'idée d'un homme comme animal politique (dont l'excellence serait dans la pratique politique) et celle du sage menant une vie de sagesse comprise comme la véritable vie de l'homme. Une prise de vue ontologique cherche à trancher ce débat, faut-il voir la sagesse comme la vertu humaine la plus excellente ? Cela ne fait pas de doute ! Mais il semble pourtant bien qu'elle n'est pas la vertu humaine par excellence. En effet, cette vertu semble être trop exigeante pour le commun des mortels, ainsi Aristote le précise maintes fois, elle est bien plutôt divine qu'humaine1. Cette perspective semble montrer qu'il se loge au creux de l'âme humaine, une sorte de possibilité de dépassement de sa propre condition ou bien, selon une interprétation moins optimiste, une forme d'orgueil de l'homme à tenter de devenir divin. De ce socle ontologique découle une solitude existentielle. En effet, on pourrait conclure que celui qui au sein de la Cité est une exception, celui qui ne se fond pas dans la masse, sera exclu -soit par la communauté, soit du fait même de sa propre pratique. Ici, il faut bien sûr, avoir en tête Socrate, sage par excellence, lequel visant le vrai, se fait mettre au ban de la communauté humaine. Mais cette interprétation semble trop peu aristotélicienne pour être adoptée. S'il y a solitude, retrait du monde des hommes, c'est peut-être plutôt du au fait que le sage, béat, en pleine contemplation, commettrait en quelque sorte une régression ontologique en revenant parmi les hommes ; ainsi il s'en tient à l'écart.

Cette rupture avec le monde des hommes, c'est aussi une rupture avec le monde sublunaire. Le sage en se vouant totalement à son objet -la philosophie première2- n'a pas plus affaire avec le monde du contingent, du hasard. En effet la pratique de la sagesse porte sur les premières causes et les premiers principes. Ainsi elle se caractérise par sa précision et par la netteté de son objet. Ce domaine n'est plus celui de la physique, de ce qui arrive en règle générale (hôs epi tô poly), c'est celui de l'absolue nécessité. Ainsi selon une perspective cosmologique, la solitude du sage n'est pas qu'une rupture d'avec les hommes, mais bel et bien une mise en retrait par rapport à un certain monde, le monde sublunaire. Le sage contemplant l'absolue nécessité délaisse le monde de l'imprévisible ; on assiste peut-être ici à une sorte de contagion de l'objet sur son agent.

Enfin cette rupture qu'est la solitude du sage est peut-être aussi conceptuelle. On trouve dans cette problématique aristotélicienne une critique de l'idée platonicienne du Bien, comme unitaire3. Selon l'habitude d'Aristote, le Bien aussi, se dit en plusieurs sens. Ainsi, selon l'allégorie de la caverne, celui qui en sortait et voyait la vérité – l'équivalent du sage, en somme – revenait ensuite parmi les hommes pour les en instruire. Ainsi dans le meilleur des cas, le sage, revenant parmi les hommes, devait les gouverner : c'est là la thématique du philosophe-roi : celui qui sait, gouverne. Pour Aristote on trouve une rupture entre le savoir et la politique. Le sophos et le phronimos ne sont pas les mêmes hommes, l'un se nomme Thalès, l'autre Périclès. Ainsi, à la différence de Platon, le sage n'aura pas quitter son état de solitude, une fois les premiers principes contemplés. Il n'aura pas à revenir parmi les hommes.4


1Notons ce passage en particulier Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177b29-32 où la vie contemplative est dite divine, en comparaison de la vie humaine.

2Sur cette superposition de la sagesse -entendue comme pratique- et de la philosophie première, on se reportera pour un examen plus approfondie à « Philosophie première ou métaphysique ? », seconde partie de l'introduction de Pierre Aubenque Le problème de l'être chez Aristote, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1962, réed. 20055

3Cf. Éthique à Nicomaque, I, 4

4Tout au plus, le philosophe conseillera le législateur, mais ne sera en aucun cas lui-même législateur. A ce propos on se reportera à l'analyse présente dans la partie intitulé « politique d'Aristote » in CRUBELLIER Michel, PELLEGRIN Pierre, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002

lundi 28 juillet 2008

La solitude du sage aristotélicien - II


De la perfection de la vie contemplative


Afin de saisir en quoi consiste la vie contemplative et pourquoi c'est elle qui est retenue par Aristote comme étant la plus parfaite, il faut, en premier lieu, suivre minutieusement ce qu'il en dit en Éthique à Nicomaque, X, 7. Il est tout d'abord dit que le sage est celui qui mène une vie selon la plus haute vertu, laquelle est la sophia. Il ne s'agit pas ici d'un choix arbitraire qu'aurait pu faire Aristote parmi l'éventail des vertus, mais bel et bien d'une conséquence justifiée. Cette dernière se laisse appréhender par une archéologie : l'âme a plusieurs parties, la plus noble (theoretikon) a plusieurs vertus qui lui sont relatives, la plus noble d'entre elles est la sagesse (sophia). C'est donc en premier lieu une hiérarchie psychologique qui vient donner la primauté à la sagesse, et par là même à celui qui l'exerce.

Ensuite, Aristote va élaborer un exposé en huit points1 afin de consolider sa conviction. Le premier point consiste à reprendre l'argument psychologique. Le second point établit que la vie contemplative est l'activité qui peut se mener de la façon la plus continue, elle est donc tout le temps en acte2. Troisième point : elle est l'activité la plus agréable. Quatrième point, qui sera celui sur lequel nous nous attarderons avec le plus d'attention par la suite : cette activité convoque avec elle l'autosuffisance. Il faut bien saisir la nouveauté de ce point, dans la mesure où elle implique une difficulté avec ce qu'Aristote avait pu dire plus tôt. Auparavant il expliquait que le bonheur se suffisait à lui-même, qu'il impliquait l'autosuffisance. Mais de suite, il guidait le lecteur en précisant : « Toutefois, l'autosuffisance, comme nous l'entendons, n'appartient pas à une personne seule, qui vivrait une existence solitaire. Au contraire, elle implique parents, enfants, épouse et globalement les amis et concitoyens, dès lors que l'homme est naturellement un être destiné à la cité. »3 Dès lors l'autosuffisance se comprend en deux sens, un sens politique et celui dans lequel il est pris dans l'analyse de la vie contemplative. En effet, pour l'homme politique, cela signifie que son autosuffisance personnelle est corrélative au fait qu'il ait une famille, des amis, en somme des proches sur qui compter au sein de la communauté. Pour le sage, le sens diffère, dans la mesure où son activité étant tournée vers un objet supérieur, il n'aura pas recours aux autres. Ainsi, dans une certaine mesure, il pourra mener une vie solitaire. La tension se dissipe donc, si l'on distingue autosuffisance politique et contemplative4. Cinquième argument, l'activité théorétique est sa propre fin. Sixième argument, elle est une vie de loisir ; contrairement aux autre types de vies qui visent au loisir, donc en un bien hors d'elles, la vie contemplative, est d'ores et déjà loisir. Septième point, elle est l'activité de ce qu'il y a de divin en l'homme. Cet argument semble faire écho au premier, pourtant on passe d'une dimension psychologique à une ontologique. Il peut expliquer en un sens cette solitude du sage, dans la mesure où cette activité étant quasi-divine, celui qui la pratique n'aura peut-être alors pas à vivre parmi les hommes. Enfin, le huitième argument, à valeur conclusive, si l'activité contemplative est celle relative à la partie la plus noble et la meilleure de l'homme, alors ladite activité sera la véritable vie de l'homme.

En conclusion de cet exposé, quelques points en particulier ressortent quant à la teneur existentielle de la vie du sage. En étant une fin en soi, cette activité est substantiellement solipsiste, elle n'implique pas d'être engagé dans la vie d'une communauté5. De surcroît l'autosuffisance contemplative tient en grande partie à son objet -le savoir suprême-, lequel est absolument indépendant ; dès lors l'indépendance absolue de l'objet se communique à celui qui le maîtrise. A contrario, l'homme politique dispose d'un objet -la politique- dépendant des autres hommes, de la communauté ; ainsi cette relative dépendance se communique à son agent. Enfin, le sage, parce qu'il ne vit pas comme tous les hommes et qu'il remplit les exigences de la plus haute partie de son âme, est une véritable exception au sein de la communauté.


1 Éthique à Nicomaque, X, 7,1177a19 sq.

2Du fait même que le sage soit toujours en acte, il n'a pas même besoin de recourir au jeu, à l'amusement, tel qu'il est décrit en Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176b33 sq. : « Le jeu est, en effet, une sorte de délassement du fait que nous sommes incapables de travailler d'une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr., notes et index par J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, réed. 199711)

3Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b6 sq. (Éthique à Nicomaque, trad. fr., notes et index par R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004)

4On tâchera de revenir plus en profondeur, dans la troisième partie, sur cette distinction qui met en perspective deux types de vie possibles : celle du sage et celle de l'homme politique.

5Encore, faut-il préciser qu'Aristote ne fait pas du sage un anachorète. Le sage ne l'est qu'une fois qu'il est suffisamment pourvu des biens les plus fondamentaux. (Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177a30,31). Mais ici encore, il précise que le juste aura besoin des autres hommes pour être juste (aussi bien pour être juste envers eux, que grâce à leur aide), tandis que le sage, pour son activité, n'a ni besoin des hommes pour être tel, ni pour la pratiquer.

mercredi 23 juillet 2008

La solitude du sage aristotélicien - I

Solitude du sage

Après une longue absence, je vous présente un bref travail sur la figure du sage chez Aristote. Figure pour le moins intéressante, tant elle est marginale en terme de "voluminosité" dans l'oeuvre, et tant elle est néanmoins ontologiquement importante.

Au premier abord, il peut sembler curieux de vouloir examiner la solitude chez un philosophe comme Aristote. En effet, dans l'ensemble de réflexions que le stagirite a transmis à la postérité, on trouve une pensée élaborée de la vie en communauté. Combien de fois trouvera-t-on dans un corpus de citations d'Aristote que « l'homme est un animal politique » ! Ailleurs, on présentera ce penseur comme celui de la philia. Dès lors, forger l'expression « solitude aristotélicienne » semble laisser présager une certaine étrangeté. Pourtant il s'agit bien du même penseur qui, dans son examen de la vie heureuse, proclame à la fin de celui-ci que l'homme le plus heureux n'est pas celui qui vit au coeur des affaires de la Cité, mais celui qui mène une vie hors du commerce des hommes ; en bref, celui qui touche de plus près le bonheur véritable n'est pas le politicien mais le sage. Autrement dit, pour Aristote, l'image du sage, seul en sa tour d'ivoire, est celle qui est le plus adéquate avec l'idée de bonheur. Malgré cela, aussi bien l'opinion commune que les recherches les plus abouties, semble privilégier un Aristote politique, plutôt que contemplatif, à tel point que le néophyte pourrait ne pas soupçonner qu'en dernier instance le bonheur aristotélicien réside en une sorte de béatitude. De nombreuses raisons peuvent expliquer cela. D'une part, du corpus aristotélicien ressort un constat : la part qu'alloue Aristote à sa pensée proprement politique est bien plus grande que celle qu'il ménage pour l'examen de la vie du sage1. D'autre part, la solitude n'est la condition que du sage, lequel est une exception au sein du groupe humain.

Il faut alors se demander comment Aristote en vient à donner la palme de la vie la plus heureuse à Thalès et non à Périclès2. Qu'est-ce que cette primauté accordée à la vie en solitaire signifie-t-elle ? S'explique-t-elle grâce à une vue plus large de la philosophie aristotélicienne que celle strictement restreinte à l'éthique ? En plus de cette exigence d'explication, il s'agit aussi de voir quelles sont les implications existentielles de ce choix philosophique. En effet, ériger la solitude comme composante de la félicité, et ce au détriment de la vie en communauté, surprend par trop d'aspects pour ne pas être interrogé.

Afin de mener une telle enquête, il faut tout d'abord élaborer une approche génétique de ce bonheur contemplatif ; quelles sont les raisons de sa perfection ? Et pourquoi ? Une fois cette mise au point faite, il faut tâcher d'interpréter cette rupture avec le commerce humain, en quoi cette coupure d'avec le monde fait-elle sens dans cette quête de bonheur ? Enfin, la mise en concurrence, si l'on peut dire, de deux types de vies – politique et théorétique – peut-elle se résorber dans une sorte de choix de vie que l'homme pourrait faire (au sens où chacun choisirait la vie qui lui plaît), ou bien y a-t-il une véritable hiérarchie entre ces deux styles de vie ?

La suite prochainement...


1En effet, on ne trouve de développements concernant le sage qu'au livre X de l'Éthique à Nicomaque ou en Métaphysique Α, tandis que la place occupé par le phronimos s'étend des Politiques aux deux éthiques.

2Chacun incarnant respectivement la figure du sage (sophos) et de l'homme prudent (phronimos)

dimanche 9 mars 2008

La perception des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires - IV



Ultimes remarques sur notre petit trajet entre Maistre et Robespierre...



La critique des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires est bel et bien disparate, tant les griefs évoqués sont de nature diverse. C'est cette diversité même qui peut susciter encore l'intérêt pour l'étude de ce mouvement. En effet elle s'inscrit dans la lignée directe de la querelle du panthéisme et de l'anti-rationalisme, notamment sur des points comme la condamnation de l'abstraction et le fait de manquer le réel. Mais elle est aussi une des sources de la naturalisation originelle de l'homme1, l'une des thèses principales du romantisme. Aujourd'hui, cette conception de l'homme comme universellement particulier peut nous interpeller. Il serait bon de faire débattre cette vision avec les héritiers de son adversaire ; comment les libéraux actuels résolvent-ils cette critique ? Le problème de l'appartenance irréductible de chacun n'a peut-être jamais été autant saisissant, le contexte multiculturel faisant se confronter diverses cultures. Force est de constater que si l'appartenance ne jouait en rien dans l'humanité des individus, la planète serait bel et bien un véritable village global, or nous en sommes bien loin. Le problème semble se résoudre, si on saisit que l'appartenance et l'universalité ne sont pas contradictoires et que cette opposition est simplement non pertinente. L'universalité vise la structure de l'individu ; l'appartenance, quant à elle, est la particularisation de cette structure. C'est bien là la thèse romantique qui resurgit : l'idée d'humanité est celle d'une universalité qui n'existe qu'en s'individualisant. Ce que reprochent véritablement les contre-révolutionnaires aux Lumières dans cette controverse des droits de l'homme, ce n'est peut-être pas tant d'avoir affirmé l'universalité de certains droits, que de les avoir déterminer ; de n'avoir pas conçu un homme abstrait mais plutôt idéalisé, lui rajoutant certains prédicats de façon arbitraire. Dans le débat libéral contemporain, cela reviendrait à dire, par exemple, que l'universel démocratique est purement formel, au sens où il serait une structure sur laquelle viendrait se greffer des contenus particuliers. Mais ce vide de contenu préalable n'anéantit pas pour autant l'existence de la structure.2 La critique contre-révolutionnaire apparaît ainsi comme un appel à la prudence, comme une mise en garde contre les prétentions d'une raison trop sûre d'elle-même, plutôt que comme son refus pur et simple.





1Voir, pour plus de précisions, le texte de Robert Legros « La naturalisation comme origine de l'homme » (Ibid., p.101 et suivantes).

2A ce propos, voir le développement de « l'universel vide » ayant pour rôle de « servir à la fois de repère et de critère pour juger la réalité positive (historique) » in FERRY Luc, RENAUT Alain, Philosophie politique. Des droits de l'homme à l'idée républicaine, P.U.F., Paris, 1992, p.177

vendredi 7 mars 2008

La perception des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires - III



La bivalence de l'histoire



L'abstraction étant rejetée, seule l'histoire dans sa variabilité peut répondre aux questions de droits et de régimes. La difficulté de répondre aux interrogations politiques ne peut pas se résoudre par de simples règles de la Raison, il faut appréhender l'histoire dans sa mutabilité intrinsèque :



Mais comme les libertés et les restrictions varient avec les époques et avec les circonstances et qu'elles admettent les unes comme les autres une infinité de modifications, il n'existe pour les définir aucune règle abstraite ; et rien n'est si insensé que d'en disserter en pure théorie.1



La constitution d'une Cité ne peut donc se mener qu'en recourant à l'histoire, qui revêt ici les allures d'une transcendance immanente, cette dernière étant différente sur chaque sol national. L'histoire, au-delà de la place qu'elle occupe dans l'argumentaire contre-révolutionnaire, accède à un statut ontologique nouveau, elle est fondatrice. Elle ne doit pas s'appréhender comme une succession de moments discontinus, chacun étant, au contraire, fondamentalement lié au précédent. Rehberg est à ce propos éclairant : « chaque génération pose les fondements de ce que fera la prochaine, et la suivante ne peut construire que sur ce que les précédentes ont fait. »2 Ainsi la proclamation des droits de l'homme, conçue comme une rupture avec tout l'ordre historique précédent, ne peut être qu'une erreur. Si les contre-révolutionnaires attachent une telle importance au donné empirique, comment vont-il pouvoir intégrer cet élément de scission dans leur vision de l'histoire ? Ils en font en quelque sorte l'exception qui confirme la règle, en en faisant un « météore passager »3, autrement dit une sorte de curiosité de l'histoire, qui est reprise dans une conception plus large de cette dernière, laquelle réduira cet événement à une simple étape du grand cycle du temps. Ainsi, si les révolutionnaires conçoivent les déclarations des droits de l'homme comme un moment unique et nouveau, cela ne montre qu'un peu plus à quel point ils sont dupes : ils se trompent sur la question du régime, mais encore plus fondamentalement sur le sens et le mouvement de l'histoire.

Si l'histoire est l'entité fondatrice d'un peuple, elle l'est aussi celle de chaque homme. Selon les critiques des droits de l'homme, l'individu ne doit pas être envisagé comme un atome qui, avant d'être pris dans une nation, est avant tout une entité autonome et libre. Maistre l'explique d'une façon qui n'est pas sans rappeler Diogène de Sinope : « la constitution de 1795, tout comme ses aînées est faîte pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde »4. L'homme doit se comprendre comme toujours en rapport avec son histoire propre : « l'être humain n'est véritablement homme que s'il a une histoire qui lui accorde une certaine distinction »5. Cet argument désigne alors les droits de l'homme comme un amoindrissement de la dignité humaine car ils lui ôtent sa richesse historique. On distingue ici nettement une critique des droits de l'homme qui sera reprise, dans une certaine mesure, par Arendt quand elle parlait de la réduction de l'individu au biologique : saisir les hommes hors de leur histoire revient à les comprendre seulement comme des corps indistinguables les uns des autres. En plus de ce fourvoiement sur l'ontologie humaine, les droits de l'homme vont faire naître les plus grandes déceptions, tant « la société civile ne se compose pas d'individus isolés, nés égaux entre eux, [...] elle se compose de lignées. »6De tels droits risquent alors de faire naître une certaine rancoeur au sein des citoyens les plus pauvres, et par conséquent de rompre la stabilité séculaire des sociétés. La critique romantique de l'abstraction des Lumières, emboîte directement le pas à celle-ci : l'universalité de l'humanité tient en ce que chaque homme s'accomplit dans une particularisation historique, géographique...7 Les déclarations des droits de l'homme esquisse une humanité qui n'en est donc plus vraiment une, car elle est proprement déshumanisée. Ainsi, en voulant s'adresser à tous les peuples, elle n'en touche aucun. De plus, nul homme ne pourrait si reconnaître, étant déjà pris dans un peuple, une langue ; quel pourrait être alors le sens d'un texte qui l'en extraie ?





1Ibid., p. 76

2REHBERGAugust Wilhelm, Recherches sur la Révolution française, trad. fr. L. K. Sosoe, Paris, Vrin, 1999, préf. A. Renaut.? p. 104.

3La formule de Maistre est intéressante sur cette question : « En général, tous les gouvernements démocratiques ne sont que des météores passagers, dont le brillant exclut la durée ».(MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Op. cit., p.240)

4MAISTRE Joseph De, Considérations sur la France, Paris, Imprimerie Nationale, coll. « Acteurs de l'histoire » 1994, présentation d’Alain Peyrefitte, Édition de 1797, p. 96.

5Voici une formule de Lukas K. Sosoe (in REHBERGAugust Wilhelm, Recherches sur la Révolution française, Op. cit., p.62 ) à propos de la conception de l'homme par Rehberg, montrant bien à quel point l'homme ne se comprend toujours que selon une ontologie de la particularisation.

6Ibid., p.109

7Quant l'ontologie de la particularisation, notons la très bonne formule de Robert Legros « Dire que l'universalité humaine advient par une particularisation, c'est dire, dans les termes de la métaphysique, que la substance réside dans ses accidents, que le substantiellement humain (l'essentiel) se disssout et disparaît quand les particularités (les accidents) se perdent. » (LEGROS Robert, L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990, réed. « Le livre de poche », 2006, p.106-107).

mercredi 5 mars 2008

La perception des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires - II



La condamnation de l'abstraction des Lumières



Une des particularités des droits de l'homme reposa sur le grandiose effort de leurs auteurs à forger la notion d'Homme. Dans la lignée de la philosophie morale classique, la démarche consista à déterminer quelle était l'essence de l'homme, en réduisant les accidents de chacun, pour après coup, en déduire les principes et buts convenables pour tous. Afin de mener à bien cette enquête, les philosophes s'interrogèrent sur l'hypothétique état de nature de l'homme, (cette façon de procéder se retrouve du Leviathan de Hobbes au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau). D'un questionnement sur un tel état découla directement la notion de droits naturels. Ainsi ces penseurs fondèrent par quelques hypothèses l'idée de droits antérieurs à toute société. Les contre-révolutionnaires, de leur côté, réagirent vivement, non pas tant sur les résultats auxquels aboutit cette méthode, que sur cette dernière. Joseph de Maistre formula en France très clairement son opposition à cette façon de déduire le droit :



Toute question sur la nature de l'homme doit se résoudre par l'histoire. Le philosophe qui veut nous prouver par des raisonnements a priori ce que doit être l'homme, ne mérite pas d'être écouté : il substitue des raisons de convenance à l'expérience et ses propres décisions à la volonté du Créateur.1



Si l'essence de l'homme ne peut se manifester qu'à travers le spectre de l'histoire, elle n'a déjà plus grand chose à voir avec la nature telle que l'entendaient les philosophes, pour qui, cette notion devant être une pure abstraction, ne saurait être qu'an-historique. Si l'anhistoricité des philosophes n'étaient que méthodique, elle est rejetée par les contre-révolutionnaires, pour qui l'expérience est le seul matériau valable. L'argument de Maistre est intéressant quand il parle de raison de convenance, autrement dit, d'arguments flatteurs afin d'emporter l'assentiment collectif (il est intéressant de noter que cette thèse de l'obséquiosité des philosophes est aussi présente chez Rehberg2). De plus falsifier l'histoire de cette manière c'est aussi ignorer « la volonté du Créateur ». L'idée selon laquelle l'état de faits est un choix divin revient souvent chez Maistre mais aussi chez Bonald. Pour eux, la religion révélée est le véritable organe de toute société, mais elle permet néanmoins une certaine liberté, d'où l'inutilité de vouloir abolir un tel système3. Pour le penseur de Millau, la religion est productrice de sécurité et de confiance entre les gouvernants et les peuples4, ainsi elle confère forme et stabilité à la société. Le recours à l'état de nature en plus d'être une erreur méthodologique, l'homme étant d'emblée en société, s'avère être inutile, tant la société ne nécessite pas de réaménagement fondamental.

Dans un deuxième temps, un penseur comme Bonald nous indique qu'une constitution écrite, à la manière de celles relatives aux déclarations, est inutile. Selon lui, une société est constituée lorsqu'on peut tirer une constitution de son histoire. Ainsi c'est seulement dans les sociétés non constituées qu'on a besoin d'une constitution écrite, mais assurément pas dans la société monarchique, elle, qui s'appuie sur des siècles d'histoire. En somme, les lois d'une nation ne se révèle que sous la forme d'un simple constat. Il n'y a donc pas lieu de les écrire, car elles s'imposent par la force des choses. Les lois d'une société se manifestent par les préjugés, conçus comme les préceptes les plus sains. Ainsi en fournir de nouveaux, comme s'y essaient les droits de l'homme, est absolument inutile, voire dangereux. La coutume d'un peuple est conçue comme son ordre immanent et indépassable :



La constitution naturelle des nations est toujours antérieure à la constitution écrite et peut s'en passer. [...] La loi écrite n'est que la déclaration de la loi antérieure et non écrite. L'homme ne peut se donner des droits à lui-même, il ne peut que défendre ceux qui lui sont attribués par une puissance supérieure, et ces droits sont les bonnes coutumes, bonnes parce qu'elles ne sont pas écrites, et parce qu'on ne peut en assigner ni le commencement, ni l'auteur.5



La critique des droits de l'homme, montrant l'inutilité de leur proclamation se résume donc en trois points. Premièrement, si ces droits étaient aussi naturels que les philosophes des Lumières le pensent, il n'y aurait pas besoin d'en faire une déclaration, tant ils auraient d'ors et déjà imprégner l'immanence socio-politique. Ensuite, relativement au premier point, si ces droits sont réels, ils doivent être antérieurs à leur proclamation. Or ils ne naissent qu'avec cette dernière, leur conférant leur statut révolutionnaire. Dans cette conception du droit comme étant toujours et déjà là, chaque geste empreint de révolution ne peut être qu'une falsification de l'histoire et une imposture. Le dernier point de critique se réfère à l'auteur de ces préceptes. Les droits de l'homme sont conçus par une tradition philosophique identifiable. Or, aussi bien pour Maistre que pour Bonald, les lois sont attribuées « par une puissance supérieure ». Cette volonté de réinventer le droit leur paraît ainsi viciée d'orgueil. Selon Maistre, la seule législation qui put être écrite et ayant de la valeur, c'est celle de Moïse6.

Les droits de l'homme en voulant transcender la simple immanence historique manquent le réel. La critique se teinte alors de phénoménologie envers la doctrine révolutionnaire, qui prétend faire abstraction du « monde vécu », se reposant alors sur l'illusion d'une parfaite transparence entre l'univers social et le sujet rationnel. Cette idée se retrouve de manière constante chez Burke, qui dans une forme de prudence sceptique, expose l'esprit de spéculation comme étant le nouveau mal politique moderne7. Autrement dit, deux conceptions de la société s'opposent, mais aussi deux façons de gouverner. Le philosophe irlandais prône, contre ce constructivisme, contre cette abstraction spéculative, une sagesse politique s'appuyant sur des siècles d'expérience8. Sagesse qui entend bien aussi conserver ce que cette longévité lui a apporté. En effet, Burke craint que les principes libéraux acquis, coupés de la tradition qui a permis leur avènement, soient fragilisés. S'ajoute à cela la crainte de la mise en place d'un régime, contre lequel aucune protestation ne sera possible, puisque toutes ses actions se feront au nom de la Raison.





1MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Paris, PUF, coll. « Questions », 1992, p.96

2Cette thèse de Rehberg se retrouve très clairement à propos de l'égale admissibilité de tous à chaque poste et dignité. Pour lui, en promettant cela, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 « soulève en lui [le pauvre citoyen] des attentes et des espoirs vains ». (REHBERG August Wilhelm, Recherches sur la Révolution française, trad. fr. L. K. Sosoe, Paris, Vrin, 1999, préf. A. Renaut, p 139).

3Chez Maistre on trouve cette idée récurrente : « Nous sommes tous attachés au trône de l'Eternel par une chaîne souple qui accorde l'autonomie des agents libres avec la suprématie divine » (MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Op. cit., p.228).

4La religion est la plus à même de garantir la sécurité et le lien social entre gouvernant et gouvernés, car elle fait naître « une confiance réciproque, une indulgence mutuelle qui fait que les gouvernements peuvent, sans danger pour leur stabilité, pardonner aux peuples les fautes de l'ignorance et de la légèreté ». (BONALD Louis De, Trois études sur Bossuet, Voltaire et Condorcet, Etampes, Clovis, 1998, présentation et notes de Michel Toda, p.75).

5MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Op. cit., p.145

6MAISTRE Joseph De, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, (1809), Bruxelles, réed. Editions Complexe, 1988, § XXIX.

7La mise en avant de cet aspect phénoménologique est très bien exposée dans la préface de Ph. Raynaud aux Reflexions (BURKE Edmund, Réflexions sur la Révolution de France, trad. fr. P.Andler, Paris, Hachette, Pluriel, 1989, préf. Ph. Raynaud).

8« [...]Ce ne serait qu'avec des précautions infinies qu'on serait en droit d'entreprendre la destruction d'un édifice qui pendant de long siècles à répondu de façon tant soit peu acceptables aux fins générales de la société. » (Ibid., p.77-78) Mais cette sage prudence quant à l'art de gouverner n'est pas seulement prônée par Burke. Dans la droite modérée française, on retrouve chez Cazalès cette même thèse, s'appuyant là aussi, sur l'argument de la longévité du gouvernement.



dimanche 2 mars 2008

La perception des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires - I



Voici une rapide approche de la perspective des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires. J'avoue que l'ami Systar m'appelant le "dépoussiéreur officiel d'auteurs politiquement moisis" m'a quelque peu poussé à publier ce papier.



Les droits de l'homme ont actuellement en philosophie politique un statut particulier, ils sont un corpus de textes que personne n'ose raisonnablement remettre en cause, que chacun a d'ors et déjà accepté avant même de débattre, sorte de base au dialogue sans cesse postulée, toujours en deçà de toute parole. Ceux qui s'opposent à ces droits, s'il y en a, ne peuvent pas l'avouer au grand jour, sinon quoi ils sont désignés comme « ennemis de l'Humanité ». Si le trait est ici un peu forcé, il faut reconnaître que l'individu qui désirera remettre en cause l'égalité de tous entre tous et les libertés individuelles fondamentales sera mis au ban de toute discussion et cela au nom de bonnes intentions. Remettre en cause ces droits, plus que l'affirmation d'une position iconoclaste, cela représente un danger pour la communauté humaine dans son ensemble. Cela fait en effet quelques décennies que ces droits sont acceptés et sont sans cesse réaffirmés depuis les atrocités du XXe siècle. Le XXIe siècle semble avoir accepté l'idée de cet homme qui naît au XVIIIe siècle, celle d'un individu majeur, autonome et responsable car libre. Dans ce contexte, le regard rétrospectif porté sur les contre-révolutionnaires n'est pas extrêmement bienveillant. Ils sont souvent vus comme des rétrogrades, si peu en accord avec leur époque, elle, qui a pourtant enfanté des droits de l'homme. Réactiver leur pensée serait donc raviver un danger. Cette inquiétude semble fondée à juste titre, tant les réflexions de ces hommes sont reprises, instrumentalisées, par des mouvements souvent peu recommandables. Ainsi pour saisir leur perception de ces droits, il faut la recontextualiser, accepter un certain retour chronologique sans lequel nous resterons aveugles et sourds à leur pensée. Pour saisir leur point de vue, il faudrait oublier que nous sommes pétris de cette conception de l'Humanité, que notre pensée s'est toujours, avant tout débat, accordée avec ces droits. Les travaux à ce propos sont assez éclairants, car on en trouve très peu qui arrivent à se départir de ce sentiment premier, intuitif, de rejet envers ces penseurs. Le premier geste à accomplir serait donc de retrouver une certaine acuité et de relire ces auteurs avec une certaine générosité, ayant bien à l'esprit que leurs réflexions sont celles d'une certaine époque et que le sens qu'elles pouvaient avoir alors, n'est sans doute pas le même qu'elles pourraient avoir aujourd'hui.

Examiner les droits de l'homme à partir du camp adverse permet de retrouver un débat qui ne fut pas seulement celui de deux conceptions politiques opposées et ancrées dans un certain temps historique, mais aussi celui de deux réflexions philosophiques quant à l'homme et par voie de conséquence au droit. Sur ce point, la réflexion autour des droits de l'homme est pour l'époque profondément novatrice. Les penseurs contre-révolutionnaires réagissaient avant 1770 aux révolutions particulières se déroulant dans leur pays et n'ayant d'incidence possible que sur un sol national déterminé, avec les droits de l'homme visant à l'universalité, la réaction est autre puisque le débat n'est plus simplement politique mais anthropologique. Si un penseur de la contre-révolution envisage le droit comme devant se régler sur une coutume, une habitude sans cesse reconduite par l'expérience, que peut-il répondre à l'histoire quand elle lui présente les déclarations américaines de 1776 ? Doit-il admettre que les faits forcent au changement ou bien est-ce juste une étape d'un cycle historique plus ample ? Encore faudrait-il faire preuve d'une grande prudence, tant la notion même de droit de l'homme reste problématique : Burke n'est en rien hostile aux droits de l'homme mais ne soutient pas la révolution. La discussion entre les contre-révolutionnaires et les droits de l'homme est bien celle de deux conceptions de l'humanité (conceptions qui elle-même connaissent leurs propres ramifications), qui dans certaines de leurs composantes, continuent à débattre encore aujourd'hui entre communautariens et libéraux, mais aussi celle de deux philosophies de l'histoire, l'une cyclique, l'autre linéaire.

Si l'on s'attache à la perception des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires, c'est afin de rappeler qu'elle n'est pas monolithique. Ainsi leur rapport à ces droits n'est pas aussi unilatéral qu'on peut le croire. Unilatéralité qui ne serait qu'une chimère réductrice tant on devrait plutôt parler « des » perceptions des droits de l'homme par ces penseurs. Si chacun se dresse contre ces droits, c'est la plupart du temps pour les mêmes causes mais souvent de façons bien différentes. Cette pluralité annoncée de perceptions amène donc à s'interroger alors sur la notion de « contre-révolutionnaire ». Si ces perceptions sont diverses, quel élément permet de réunir ces hommes ? Qu'ils soient partisans d'un conservatisme historique, du despotisme éclairé ou encore de l'absolutisme intégral, leurs pensées se recoupent souvent aux mêmes points (importance que doit jouer la religion dans la société ; condamnation de l'abstraction des philosophes ; poids de la tradition). Dans cette perspective de contextualisation, il faudrait sans doute préciser que l'on ne parle des « contre-révolutionnaires » que par facilité, car bien qu'ayant souvent les mêmes convictions, ces hommes n'avaient pas du tout la volonté d'être en accord entre eux, d'ériger une « école ». Néanmoins certains auteurs peuvent être rapprochés de manière évidente (par exemple Burke et Rehberg), mais ne voir en l'un que le successeur de l'autre fait parfois oublier son apport particulier.

Cependant une telle approche strictement historique consistant à créer une typologie de ces différents penseurs, selon leurs points de convergences ou d'affrontement aux droits de l'homme, ne saurait être satisfaisante et ne pourrait avoir qu'une fonction apéritive. Mais dès lors qu'on examine la critique de la rationalité des Lumières, incarnée par les différentes déclarations, on saisit l'importance d'une nouvelle approche de ces auteurs. Ce qui se révèle intéressant ce n'est pas tant la critique en soi, mais bien plutôt au nom de quoi elle se profère et surtout ce qu'elle propose en retour.



mardi 15 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - V



Voici la dernière partie de cette petite réflexion sur le silence chez Michel Foucault. N'hésitez pas à discuter les propos tenus. En espérant n'avoir assomer personne d'ennui...


Que voir ultimement derrière le masque du silence ? Assurément une modalité négative du discours. Un rapport de la parole avec elle-même, tant le silence existe toujours en elle, au moins comme virtualité, comme peur intrinsèque. Lorsque Foucault expliquait que le langage philosophique devait maintenant avoir à faire avec cette intrusion du silence, dans son champs, il pointait une difficulté tout à fait contemporaine. Cette dernière semble être toujours présente en cette période post-métaphysique, où la limite de la parole ne se construit que par rapport à un sujet, qui a accepté pour de bon sa finitude. Comment comprendre dès lors la voix du philosophe qui semble toujours limitée par ses propres découvertes ? Le penseur doit-il se confiner au travail interminable du commentaire, dès lors qu'aucun grand système ne peut plus se construire ? On peut supposer que son travail, est désormais d'habiter cette espace du silence, de pouvoir s'y mouvoir, sans en briser les contours. D'ors et déjà, en comprenant sa mécanique, il se tient à l'écart de son pouvoir, et ainsi se sauvegarde du mutisme. Mais il n'est pas pour autant à l'aise en ce nouveau domaine. Il ressent bien qu'à chaque parole, il peut malgré lui, dépasser l'étroite ligne. Dès lors, chaque mot proféré doit-il contenir en lui la peur de son propre anéantissement ? Il semble bien qu'il doit pour l'instant en être ainsi, mais cela fait naître une certaine prudence énonciative, cette dernière étant la compréhension que l'espace du langage comporte son pendant de néant.

Cependant les analyses de Foucault sur le champs de la littérature confère au silence l'aspect d'un principe actif au sein de le création artistique. Il faut pourtant bien se garder d'en faire le principe de toute oeuvre, mais reconnaître néanmoins le rôle qu'il peut y jouer. Rôle qui ne s'assume jamais en tant que tel, dont la présence est ressentie sans jamais qu'elle ne se livre tout à fait. Ici encore, le silence semble se dérober.


La parole actuelle courant toujours après le silence, voulant le faire parler et donc l'anéantir -suprême garantie- ne cesse de le faire fuir. Peut-être n'a-t-elle qu'à le laisser être, à ses côtés. En effet, si la parole veut contraindre le silence comment pourra-t-elle le comprendre ? Surtout si elle n'a à lui proposer que des mots, lui qui ne les a jamais utilisé, qui les a sans cesse condamnés à l'échec. Pour appréhender son instance contraire, le langage ne trouvera pas de solution, en ne lui proposant seulement que de se soumettre à son modèle. Laisser le silence s'exprimer, une dernière fois, selon ses termes, est peut-être l'ultime chance pour la parole moderne de se guérir de sa surdité.