lundi 28 juillet 2008

La solitude du sage aristotélicien - II


De la perfection de la vie contemplative


Afin de saisir en quoi consiste la vie contemplative et pourquoi c'est elle qui est retenue par Aristote comme étant la plus parfaite, il faut, en premier lieu, suivre minutieusement ce qu'il en dit en Éthique à Nicomaque, X, 7. Il est tout d'abord dit que le sage est celui qui mène une vie selon la plus haute vertu, laquelle est la sophia. Il ne s'agit pas ici d'un choix arbitraire qu'aurait pu faire Aristote parmi l'éventail des vertus, mais bel et bien d'une conséquence justifiée. Cette dernière se laisse appréhender par une archéologie : l'âme a plusieurs parties, la plus noble (theoretikon) a plusieurs vertus qui lui sont relatives, la plus noble d'entre elles est la sagesse (sophia). C'est donc en premier lieu une hiérarchie psychologique qui vient donner la primauté à la sagesse, et par là même à celui qui l'exerce.

Ensuite, Aristote va élaborer un exposé en huit points1 afin de consolider sa conviction. Le premier point consiste à reprendre l'argument psychologique. Le second point établit que la vie contemplative est l'activité qui peut se mener de la façon la plus continue, elle est donc tout le temps en acte2. Troisième point : elle est l'activité la plus agréable. Quatrième point, qui sera celui sur lequel nous nous attarderons avec le plus d'attention par la suite : cette activité convoque avec elle l'autosuffisance. Il faut bien saisir la nouveauté de ce point, dans la mesure où elle implique une difficulté avec ce qu'Aristote avait pu dire plus tôt. Auparavant il expliquait que le bonheur se suffisait à lui-même, qu'il impliquait l'autosuffisance. Mais de suite, il guidait le lecteur en précisant : « Toutefois, l'autosuffisance, comme nous l'entendons, n'appartient pas à une personne seule, qui vivrait une existence solitaire. Au contraire, elle implique parents, enfants, épouse et globalement les amis et concitoyens, dès lors que l'homme est naturellement un être destiné à la cité. »3 Dès lors l'autosuffisance se comprend en deux sens, un sens politique et celui dans lequel il est pris dans l'analyse de la vie contemplative. En effet, pour l'homme politique, cela signifie que son autosuffisance personnelle est corrélative au fait qu'il ait une famille, des amis, en somme des proches sur qui compter au sein de la communauté. Pour le sage, le sens diffère, dans la mesure où son activité étant tournée vers un objet supérieur, il n'aura pas recours aux autres. Ainsi, dans une certaine mesure, il pourra mener une vie solitaire. La tension se dissipe donc, si l'on distingue autosuffisance politique et contemplative4. Cinquième argument, l'activité théorétique est sa propre fin. Sixième argument, elle est une vie de loisir ; contrairement aux autre types de vies qui visent au loisir, donc en un bien hors d'elles, la vie contemplative, est d'ores et déjà loisir. Septième point, elle est l'activité de ce qu'il y a de divin en l'homme. Cet argument semble faire écho au premier, pourtant on passe d'une dimension psychologique à une ontologique. Il peut expliquer en un sens cette solitude du sage, dans la mesure où cette activité étant quasi-divine, celui qui la pratique n'aura peut-être alors pas à vivre parmi les hommes. Enfin, le huitième argument, à valeur conclusive, si l'activité contemplative est celle relative à la partie la plus noble et la meilleure de l'homme, alors ladite activité sera la véritable vie de l'homme.

En conclusion de cet exposé, quelques points en particulier ressortent quant à la teneur existentielle de la vie du sage. En étant une fin en soi, cette activité est substantiellement solipsiste, elle n'implique pas d'être engagé dans la vie d'une communauté5. De surcroît l'autosuffisance contemplative tient en grande partie à son objet -le savoir suprême-, lequel est absolument indépendant ; dès lors l'indépendance absolue de l'objet se communique à celui qui le maîtrise. A contrario, l'homme politique dispose d'un objet -la politique- dépendant des autres hommes, de la communauté ; ainsi cette relative dépendance se communique à son agent. Enfin, le sage, parce qu'il ne vit pas comme tous les hommes et qu'il remplit les exigences de la plus haute partie de son âme, est une véritable exception au sein de la communauté.


1 Éthique à Nicomaque, X, 7,1177a19 sq.

2Du fait même que le sage soit toujours en acte, il n'a pas même besoin de recourir au jeu, à l'amusement, tel qu'il est décrit en Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176b33 sq. : « Le jeu est, en effet, une sorte de délassement du fait que nous sommes incapables de travailler d'une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr., notes et index par J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, réed. 199711)

3Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b6 sq. (Éthique à Nicomaque, trad. fr., notes et index par R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004)

4On tâchera de revenir plus en profondeur, dans la troisième partie, sur cette distinction qui met en perspective deux types de vie possibles : celle du sage et celle de l'homme politique.

5Encore, faut-il préciser qu'Aristote ne fait pas du sage un anachorète. Le sage ne l'est qu'une fois qu'il est suffisamment pourvu des biens les plus fondamentaux. (Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177a30,31). Mais ici encore, il précise que le juste aura besoin des autres hommes pour être juste (aussi bien pour être juste envers eux, que grâce à leur aide), tandis que le sage, pour son activité, n'a ni besoin des hommes pour être tel, ni pour la pratiquer.

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