mercredi 13 août 2008

La solitude du sage aristotélicien - IV


Le sage : plus qu'un homme, moins qu'un dieu


Tant de tension entre la condition de mortel et la quête vers la vie contemplative, entre une vie simplement humaine et une autre d'une excellence divine, fait du sage aristotélicien une figure étrange, une sorte de demi-dieu. En effet, il ne regarde et ne fixe que les objets divins et pourtant il reste à jamais prisonnier du monde des hommes. Ainsi comment penser la possibilité même d'une vie contemplative accomplie ? Est-elle seulement possible ? Dans cette problématique de la solitude, cela revient à se demander : quel homme pourrait véritablement se passer – même « une fois suffisamment pourvu de biens » – de ses semblables ? On pressentait déjà une certaine prétention de l'homme à vouloir être sage, en effet peut-être est-ce trop élevé. Aristote le premier, avait vu cela très nettement « la nature de l’homme est de tant de manières esclave » qu’on « pourrait à bon droit estimer non humaine la possession de la sagesse » et « Dieu seul pourrait détenir ce privilège. »1 Ainsi dans son « vécu » le sage se conduirait, comme dans le domaine du savoir, tel un dieu. Il n'aurait plus besoin du secours des autres. Encore une fois, on voit ici une véritable contagion2 d'une pratique du savoir à la façon dont vit celui qui le détient. Ainsi si le sage est solitaire c'est avant tout car il a réussi à ne plus être « esclave ». Ainsi la sagesse représente pour Aristote l'objectif de ces quelques hommes d'exception qui parviennent à briser les chaînes de leur condition de mortel3.

Ainsi, on en arrive à une conclusion pour le moins originale : phénoménalement l'homme semble bien être un « animal politique », mais s'il porte son essence à son degré d'excellence, il se retirera du commerce des hommes. Cette solitude ne reste peut-être possible que parce qu'elle est justement exceptionnelle. Il faut bien songer, que le sage est en quelque sorte « entretenu » par le reste de la communauté, afin d'être « suffisamment pourvu de biens ». De plus comme on le précisait plus haut, le sage vit une solitude, un retrait par rapport aux autres, quant à son savoir et à sa pratique ; néanmoins il lui faut des amis, car comme l'admet Aristote, il ne peut être plongé en cet état de façon prolongée4, dès lors une fois que son regard se détourne des premiers principes, il lui faut croiser un visage ami afin d'être heureux5.


1Métaphysique, A, 2 982a30

2Cf. supra p.7 où on assiste à une contagion de l'objet vers l'agent : la nécessité de l'objet pousse le sage à ne porter attention qu'à un monde, lui aussi, nécessaire (le monde supralunaire) ; ici la contagion s'opère toujours vers l'agent mais part de la pratique, de l'exercice même du savoir.

3A ce sujet, il faut relever les précieuses indication de R.Bodéüs in Aristote : une philosophie en quête de savoir, Paris, Vrin, 2002, p.174

4Cf. Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177b26 : le véritable bonheur, tel qu'est celui du dieu est trop élevée pour la contemplation humaine.

5En Éthique à Eudème, VII, 12, 1245b18, Aristote explique que notre bien-être dépend d'autre chose que nous, en particulier du fait d'avoir des amis (ce que Éthique à Nicomaque, IX, 9 confirme), ainsi le sage ne pouvant tout à fait devenir dieu et se contempler lui-même (ce qui est le bonheur véritable), doit alors porter son regard vers une source de bonheur plus atteignable : autrui.

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