La condamnation de l'abstraction des Lumières
Une des particularités des droits de l'homme reposa sur le grandiose effort de leurs auteurs à forger la notion d'Homme. Dans la lignée de la philosophie morale classique, la démarche consista à déterminer quelle était l'essence de l'homme, en réduisant les accidents de chacun, pour après coup, en déduire les principes et buts convenables pour tous. Afin de mener à bien cette enquête, les philosophes s'interrogèrent sur l'hypothétique état de nature de l'homme, (cette façon de procéder se retrouve du Leviathan de Hobbes au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau). D'un questionnement sur un tel état découla directement la notion de droits naturels. Ainsi ces penseurs fondèrent par quelques hypothèses l'idée de droits antérieurs à toute société. Les contre-révolutionnaires, de leur côté, réagirent vivement, non pas tant sur les résultats auxquels aboutit cette méthode, que sur cette dernière. Joseph de Maistre formula en France très clairement son opposition à cette façon de déduire le droit :
Toute question sur la nature de l'homme doit se résoudre par l'histoire. Le philosophe qui veut nous prouver par des raisonnements a priori ce que doit être l'homme, ne mérite pas d'être écouté : il substitue des raisons de convenance à l'expérience et ses propres décisions à la volonté du Créateur.1
Si l'essence de l'homme ne peut se manifester qu'à travers le spectre de l'histoire, elle n'a déjà plus grand chose à voir avec la nature telle que l'entendaient les philosophes, pour qui, cette notion devant être une pure abstraction, ne saurait être qu'an-historique. Si l'anhistoricité des philosophes n'étaient que méthodique, elle est rejetée par les contre-révolutionnaires, pour qui l'expérience est le seul matériau valable. L'argument de Maistre est intéressant quand il parle de raison de convenance, autrement dit, d'arguments flatteurs afin d'emporter l'assentiment collectif (il est intéressant de noter que cette thèse de l'obséquiosité des philosophes est aussi présente chez Rehberg2). De plus falsifier l'histoire de cette manière c'est aussi ignorer « la volonté du Créateur ». L'idée selon laquelle l'état de faits est un choix divin revient souvent chez Maistre mais aussi chez Bonald. Pour eux, la religion révélée est le véritable organe de toute société, mais elle permet néanmoins une certaine liberté, d'où l'inutilité de vouloir abolir un tel système3. Pour le penseur de Millau, la religion est productrice de sécurité et de confiance entre les gouvernants et les peuples4, ainsi elle confère forme et stabilité à la société. Le recours à l'état de nature en plus d'être une erreur méthodologique, l'homme étant d'emblée en société, s'avère être inutile, tant la société ne nécessite pas de réaménagement fondamental.
Dans un deuxième temps, un penseur comme Bonald nous indique qu'une constitution écrite, à la manière de celles relatives aux déclarations, est inutile. Selon lui, une société est constituée lorsqu'on peut tirer une constitution de son histoire. Ainsi c'est seulement dans les sociétés non constituées qu'on a besoin d'une constitution écrite, mais assurément pas dans la société monarchique, elle, qui s'appuie sur des siècles d'histoire. En somme, les lois d'une nation ne se révèle que sous la forme d'un simple constat. Il n'y a donc pas lieu de les écrire, car elles s'imposent par la force des choses. Les lois d'une société se manifestent par les préjugés, conçus comme les préceptes les plus sains. Ainsi en fournir de nouveaux, comme s'y essaient les droits de l'homme, est absolument inutile, voire dangereux. La coutume d'un peuple est conçue comme son ordre immanent et indépassable :
La constitution naturelle des nations est toujours antérieure à la constitution écrite et peut s'en passer. [...] La loi écrite n'est que la déclaration de la loi antérieure et non écrite. L'homme ne peut se donner des droits à lui-même, il ne peut que défendre ceux qui lui sont attribués par une puissance supérieure, et ces droits sont les bonnes coutumes, bonnes parce qu'elles ne sont pas écrites, et parce qu'on ne peut en assigner ni le commencement, ni l'auteur.5
La critique des droits de l'homme, montrant l'inutilité de leur proclamation se résume donc en trois points. Premièrement, si ces droits étaient aussi naturels que les philosophes des Lumières le pensent, il n'y aurait pas besoin d'en faire une déclaration, tant ils auraient d'ors et déjà imprégner l'immanence socio-politique. Ensuite, relativement au premier point, si ces droits sont réels, ils doivent être antérieurs à leur proclamation. Or ils ne naissent qu'avec cette dernière, leur conférant leur statut révolutionnaire. Dans cette conception du droit comme étant toujours et déjà là, chaque geste empreint de révolution ne peut être qu'une falsification de l'histoire et une imposture. Le dernier point de critique se réfère à l'auteur de ces préceptes. Les droits de l'homme sont conçus par une tradition philosophique identifiable. Or, aussi bien pour Maistre que pour Bonald, les lois sont attribuées « par une puissance supérieure ». Cette volonté de réinventer le droit leur paraît ainsi viciée d'orgueil. Selon Maistre, la seule législation qui put être écrite et ayant de la valeur, c'est celle de Moïse6.
Les droits de l'homme en voulant transcender la simple immanence historique manquent le réel. La critique se teinte alors de phénoménologie envers la doctrine révolutionnaire, qui prétend faire abstraction du « monde vécu », se reposant alors sur l'illusion d'une parfaite transparence entre l'univers social et le sujet rationnel. Cette idée se retrouve de manière constante chez Burke, qui dans une forme de prudence sceptique, expose l'esprit de spéculation comme étant le nouveau mal politique moderne7. Autrement dit, deux conceptions de la société s'opposent, mais aussi deux façons de gouverner. Le philosophe irlandais prône, contre ce constructivisme, contre cette abstraction spéculative, une sagesse politique s'appuyant sur des siècles d'expérience8. Sagesse qui entend bien aussi conserver ce que cette longévité lui a apporté. En effet, Burke craint que les principes libéraux acquis, coupés de la tradition qui a permis leur avènement, soient fragilisés. S'ajoute à cela la crainte de la mise en place d'un régime, contre lequel aucune protestation ne sera possible, puisque toutes ses actions se feront au nom de la Raison.
1MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Paris, PUF, coll. « Questions », 1992, p.96
2Cette thèse de Rehberg se retrouve très clairement à propos de l'égale admissibilité de tous à chaque poste et dignité. Pour lui, en promettant cela, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 « soulève en lui [le pauvre citoyen] des attentes et des espoirs vains ». (REHBERG August Wilhelm, Recherches sur la Révolution française, trad. fr. L. K. Sosoe, Paris, Vrin, 1999, préf. A. Renaut, p 139).
3Chez Maistre on trouve cette idée récurrente : « Nous sommes tous attachés au trône de l'Eternel par une chaîne souple qui accorde l'autonomie des agents libres avec la suprématie divine » (MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Op. cit., p.228).
4La religion est la plus à même de garantir la sécurité et le lien social entre gouvernant et gouvernés, car elle fait naître « une confiance réciproque, une indulgence mutuelle qui fait que les gouvernements peuvent, sans danger pour leur stabilité, pardonner aux peuples les fautes de l'ignorance et de la légèreté ». (BONALD Louis De, Trois études sur Bossuet, Voltaire et Condorcet, Etampes, Clovis, 1998, présentation et notes de Michel Toda, p.75).
5MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Op. cit., p.145
6MAISTRE Joseph De, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, (1809), Bruxelles, réed. Editions Complexe, 1988, § XXIX.
7La mise en avant de cet aspect phénoménologique est très bien exposée dans la préface de Ph. Raynaud aux Reflexions (BURKE Edmund, Réflexions sur la Révolution de France, trad. fr. P.Andler, Paris, Hachette, Pluriel, 1989, préf. Ph. Raynaud).
8« [...]Ce ne serait qu'avec des précautions infinies qu'on serait en droit d'entreprendre la destruction d'un édifice qui pendant de long siècles à répondu de façon tant soit peu acceptables aux fins générales de la société. » (Ibid., p.77-78) Mais cette sage prudence quant à l'art de gouverner n'est pas seulement prônée par Burke. Dans la droite modérée française, on retrouve chez Cazalès cette même thèse, s'appuyant là aussi, sur l'argument de la longévité du gouvernement.
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