vendredi 7 mars 2008

La perception des droits de l'homme par les contre-révolutionnaires - III



La bivalence de l'histoire



L'abstraction étant rejetée, seule l'histoire dans sa variabilité peut répondre aux questions de droits et de régimes. La difficulté de répondre aux interrogations politiques ne peut pas se résoudre par de simples règles de la Raison, il faut appréhender l'histoire dans sa mutabilité intrinsèque :



Mais comme les libertés et les restrictions varient avec les époques et avec les circonstances et qu'elles admettent les unes comme les autres une infinité de modifications, il n'existe pour les définir aucune règle abstraite ; et rien n'est si insensé que d'en disserter en pure théorie.1



La constitution d'une Cité ne peut donc se mener qu'en recourant à l'histoire, qui revêt ici les allures d'une transcendance immanente, cette dernière étant différente sur chaque sol national. L'histoire, au-delà de la place qu'elle occupe dans l'argumentaire contre-révolutionnaire, accède à un statut ontologique nouveau, elle est fondatrice. Elle ne doit pas s'appréhender comme une succession de moments discontinus, chacun étant, au contraire, fondamentalement lié au précédent. Rehberg est à ce propos éclairant : « chaque génération pose les fondements de ce que fera la prochaine, et la suivante ne peut construire que sur ce que les précédentes ont fait. »2 Ainsi la proclamation des droits de l'homme, conçue comme une rupture avec tout l'ordre historique précédent, ne peut être qu'une erreur. Si les contre-révolutionnaires attachent une telle importance au donné empirique, comment vont-il pouvoir intégrer cet élément de scission dans leur vision de l'histoire ? Ils en font en quelque sorte l'exception qui confirme la règle, en en faisant un « météore passager »3, autrement dit une sorte de curiosité de l'histoire, qui est reprise dans une conception plus large de cette dernière, laquelle réduira cet événement à une simple étape du grand cycle du temps. Ainsi, si les révolutionnaires conçoivent les déclarations des droits de l'homme comme un moment unique et nouveau, cela ne montre qu'un peu plus à quel point ils sont dupes : ils se trompent sur la question du régime, mais encore plus fondamentalement sur le sens et le mouvement de l'histoire.

Si l'histoire est l'entité fondatrice d'un peuple, elle l'est aussi celle de chaque homme. Selon les critiques des droits de l'homme, l'individu ne doit pas être envisagé comme un atome qui, avant d'être pris dans une nation, est avant tout une entité autonome et libre. Maistre l'explique d'une façon qui n'est pas sans rappeler Diogène de Sinope : « la constitution de 1795, tout comme ses aînées est faîte pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde »4. L'homme doit se comprendre comme toujours en rapport avec son histoire propre : « l'être humain n'est véritablement homme que s'il a une histoire qui lui accorde une certaine distinction »5. Cet argument désigne alors les droits de l'homme comme un amoindrissement de la dignité humaine car ils lui ôtent sa richesse historique. On distingue ici nettement une critique des droits de l'homme qui sera reprise, dans une certaine mesure, par Arendt quand elle parlait de la réduction de l'individu au biologique : saisir les hommes hors de leur histoire revient à les comprendre seulement comme des corps indistinguables les uns des autres. En plus de ce fourvoiement sur l'ontologie humaine, les droits de l'homme vont faire naître les plus grandes déceptions, tant « la société civile ne se compose pas d'individus isolés, nés égaux entre eux, [...] elle se compose de lignées. »6De tels droits risquent alors de faire naître une certaine rancoeur au sein des citoyens les plus pauvres, et par conséquent de rompre la stabilité séculaire des sociétés. La critique romantique de l'abstraction des Lumières, emboîte directement le pas à celle-ci : l'universalité de l'humanité tient en ce que chaque homme s'accomplit dans une particularisation historique, géographique...7 Les déclarations des droits de l'homme esquisse une humanité qui n'en est donc plus vraiment une, car elle est proprement déshumanisée. Ainsi, en voulant s'adresser à tous les peuples, elle n'en touche aucun. De plus, nul homme ne pourrait si reconnaître, étant déjà pris dans un peuple, une langue ; quel pourrait être alors le sens d'un texte qui l'en extraie ?





1Ibid., p. 76

2REHBERGAugust Wilhelm, Recherches sur la Révolution française, trad. fr. L. K. Sosoe, Paris, Vrin, 1999, préf. A. Renaut.? p. 104.

3La formule de Maistre est intéressante sur cette question : « En général, tous les gouvernements démocratiques ne sont que des météores passagers, dont le brillant exclut la durée ».(MAISTRE Joseph De, De la souveraineté du peuple, un Anti-contrat social, Op. cit., p.240)

4MAISTRE Joseph De, Considérations sur la France, Paris, Imprimerie Nationale, coll. « Acteurs de l'histoire » 1994, présentation d’Alain Peyrefitte, Édition de 1797, p. 96.

5Voici une formule de Lukas K. Sosoe (in REHBERGAugust Wilhelm, Recherches sur la Révolution française, Op. cit., p.62 ) à propos de la conception de l'homme par Rehberg, montrant bien à quel point l'homme ne se comprend toujours que selon une ontologie de la particularisation.

6Ibid., p.109

7Quant l'ontologie de la particularisation, notons la très bonne formule de Robert Legros « Dire que l'universalité humaine advient par une particularisation, c'est dire, dans les termes de la métaphysique, que la substance réside dans ses accidents, que le substantiellement humain (l'essentiel) se disssout et disparaît quand les particularités (les accidents) se perdent. » (LEGROS Robert, L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990, réed. « Le livre de poche », 2006, p.106-107).

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