jeudi 31 juillet 2008

La solitude du sage aristotélicien - III


La vie en rupture


Suite à cette première étape, il semble qu'il peut être fécond de se servir de la notion de rupture pour cette solitude si particulière qu'est celle du sage. Prisme réfléchissant en trois perspectives possibles : vers une ontologique, une cosmologique et enfin une conceptuelle.

La première perspective est celle qui fut annoncée plus haut, en effet le sage ne vit pas comme les autres, et on constate une véritable tension dans la pensée d'Aristote entre l'idée d'un homme comme animal politique (dont l'excellence serait dans la pratique politique) et celle du sage menant une vie de sagesse comprise comme la véritable vie de l'homme. Une prise de vue ontologique cherche à trancher ce débat, faut-il voir la sagesse comme la vertu humaine la plus excellente ? Cela ne fait pas de doute ! Mais il semble pourtant bien qu'elle n'est pas la vertu humaine par excellence. En effet, cette vertu semble être trop exigeante pour le commun des mortels, ainsi Aristote le précise maintes fois, elle est bien plutôt divine qu'humaine1. Cette perspective semble montrer qu'il se loge au creux de l'âme humaine, une sorte de possibilité de dépassement de sa propre condition ou bien, selon une interprétation moins optimiste, une forme d'orgueil de l'homme à tenter de devenir divin. De ce socle ontologique découle une solitude existentielle. En effet, on pourrait conclure que celui qui au sein de la Cité est une exception, celui qui ne se fond pas dans la masse, sera exclu -soit par la communauté, soit du fait même de sa propre pratique. Ici, il faut bien sûr, avoir en tête Socrate, sage par excellence, lequel visant le vrai, se fait mettre au ban de la communauté humaine. Mais cette interprétation semble trop peu aristotélicienne pour être adoptée. S'il y a solitude, retrait du monde des hommes, c'est peut-être plutôt du au fait que le sage, béat, en pleine contemplation, commettrait en quelque sorte une régression ontologique en revenant parmi les hommes ; ainsi il s'en tient à l'écart.

Cette rupture avec le monde des hommes, c'est aussi une rupture avec le monde sublunaire. Le sage en se vouant totalement à son objet -la philosophie première2- n'a pas plus affaire avec le monde du contingent, du hasard. En effet la pratique de la sagesse porte sur les premières causes et les premiers principes. Ainsi elle se caractérise par sa précision et par la netteté de son objet. Ce domaine n'est plus celui de la physique, de ce qui arrive en règle générale (hôs epi tô poly), c'est celui de l'absolue nécessité. Ainsi selon une perspective cosmologique, la solitude du sage n'est pas qu'une rupture d'avec les hommes, mais bel et bien une mise en retrait par rapport à un certain monde, le monde sublunaire. Le sage contemplant l'absolue nécessité délaisse le monde de l'imprévisible ; on assiste peut-être ici à une sorte de contagion de l'objet sur son agent.

Enfin cette rupture qu'est la solitude du sage est peut-être aussi conceptuelle. On trouve dans cette problématique aristotélicienne une critique de l'idée platonicienne du Bien, comme unitaire3. Selon l'habitude d'Aristote, le Bien aussi, se dit en plusieurs sens. Ainsi, selon l'allégorie de la caverne, celui qui en sortait et voyait la vérité – l'équivalent du sage, en somme – revenait ensuite parmi les hommes pour les en instruire. Ainsi dans le meilleur des cas, le sage, revenant parmi les hommes, devait les gouverner : c'est là la thématique du philosophe-roi : celui qui sait, gouverne. Pour Aristote on trouve une rupture entre le savoir et la politique. Le sophos et le phronimos ne sont pas les mêmes hommes, l'un se nomme Thalès, l'autre Périclès. Ainsi, à la différence de Platon, le sage n'aura pas quitter son état de solitude, une fois les premiers principes contemplés. Il n'aura pas à revenir parmi les hommes.4


1Notons ce passage en particulier Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177b29-32 où la vie contemplative est dite divine, en comparaison de la vie humaine.

2Sur cette superposition de la sagesse -entendue comme pratique- et de la philosophie première, on se reportera pour un examen plus approfondie à « Philosophie première ou métaphysique ? », seconde partie de l'introduction de Pierre Aubenque Le problème de l'être chez Aristote, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1962, réed. 20055

3Cf. Éthique à Nicomaque, I, 4

4Tout au plus, le philosophe conseillera le législateur, mais ne sera en aucun cas lui-même législateur. A ce propos on se reportera à l'analyse présente dans la partie intitulé « politique d'Aristote » in CRUBELLIER Michel, PELLEGRIN Pierre, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002

lundi 28 juillet 2008

La solitude du sage aristotélicien - II


De la perfection de la vie contemplative


Afin de saisir en quoi consiste la vie contemplative et pourquoi c'est elle qui est retenue par Aristote comme étant la plus parfaite, il faut, en premier lieu, suivre minutieusement ce qu'il en dit en Éthique à Nicomaque, X, 7. Il est tout d'abord dit que le sage est celui qui mène une vie selon la plus haute vertu, laquelle est la sophia. Il ne s'agit pas ici d'un choix arbitraire qu'aurait pu faire Aristote parmi l'éventail des vertus, mais bel et bien d'une conséquence justifiée. Cette dernière se laisse appréhender par une archéologie : l'âme a plusieurs parties, la plus noble (theoretikon) a plusieurs vertus qui lui sont relatives, la plus noble d'entre elles est la sagesse (sophia). C'est donc en premier lieu une hiérarchie psychologique qui vient donner la primauté à la sagesse, et par là même à celui qui l'exerce.

Ensuite, Aristote va élaborer un exposé en huit points1 afin de consolider sa conviction. Le premier point consiste à reprendre l'argument psychologique. Le second point établit que la vie contemplative est l'activité qui peut se mener de la façon la plus continue, elle est donc tout le temps en acte2. Troisième point : elle est l'activité la plus agréable. Quatrième point, qui sera celui sur lequel nous nous attarderons avec le plus d'attention par la suite : cette activité convoque avec elle l'autosuffisance. Il faut bien saisir la nouveauté de ce point, dans la mesure où elle implique une difficulté avec ce qu'Aristote avait pu dire plus tôt. Auparavant il expliquait que le bonheur se suffisait à lui-même, qu'il impliquait l'autosuffisance. Mais de suite, il guidait le lecteur en précisant : « Toutefois, l'autosuffisance, comme nous l'entendons, n'appartient pas à une personne seule, qui vivrait une existence solitaire. Au contraire, elle implique parents, enfants, épouse et globalement les amis et concitoyens, dès lors que l'homme est naturellement un être destiné à la cité. »3 Dès lors l'autosuffisance se comprend en deux sens, un sens politique et celui dans lequel il est pris dans l'analyse de la vie contemplative. En effet, pour l'homme politique, cela signifie que son autosuffisance personnelle est corrélative au fait qu'il ait une famille, des amis, en somme des proches sur qui compter au sein de la communauté. Pour le sage, le sens diffère, dans la mesure où son activité étant tournée vers un objet supérieur, il n'aura pas recours aux autres. Ainsi, dans une certaine mesure, il pourra mener une vie solitaire. La tension se dissipe donc, si l'on distingue autosuffisance politique et contemplative4. Cinquième argument, l'activité théorétique est sa propre fin. Sixième argument, elle est une vie de loisir ; contrairement aux autre types de vies qui visent au loisir, donc en un bien hors d'elles, la vie contemplative, est d'ores et déjà loisir. Septième point, elle est l'activité de ce qu'il y a de divin en l'homme. Cet argument semble faire écho au premier, pourtant on passe d'une dimension psychologique à une ontologique. Il peut expliquer en un sens cette solitude du sage, dans la mesure où cette activité étant quasi-divine, celui qui la pratique n'aura peut-être alors pas à vivre parmi les hommes. Enfin, le huitième argument, à valeur conclusive, si l'activité contemplative est celle relative à la partie la plus noble et la meilleure de l'homme, alors ladite activité sera la véritable vie de l'homme.

En conclusion de cet exposé, quelques points en particulier ressortent quant à la teneur existentielle de la vie du sage. En étant une fin en soi, cette activité est substantiellement solipsiste, elle n'implique pas d'être engagé dans la vie d'une communauté5. De surcroît l'autosuffisance contemplative tient en grande partie à son objet -le savoir suprême-, lequel est absolument indépendant ; dès lors l'indépendance absolue de l'objet se communique à celui qui le maîtrise. A contrario, l'homme politique dispose d'un objet -la politique- dépendant des autres hommes, de la communauté ; ainsi cette relative dépendance se communique à son agent. Enfin, le sage, parce qu'il ne vit pas comme tous les hommes et qu'il remplit les exigences de la plus haute partie de son âme, est une véritable exception au sein de la communauté.


1 Éthique à Nicomaque, X, 7,1177a19 sq.

2Du fait même que le sage soit toujours en acte, il n'a pas même besoin de recourir au jeu, à l'amusement, tel qu'il est décrit en Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176b33 sq. : « Le jeu est, en effet, une sorte de délassement du fait que nous sommes incapables de travailler d'une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr., notes et index par J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, réed. 199711)

3Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b6 sq. (Éthique à Nicomaque, trad. fr., notes et index par R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004)

4On tâchera de revenir plus en profondeur, dans la troisième partie, sur cette distinction qui met en perspective deux types de vie possibles : celle du sage et celle de l'homme politique.

5Encore, faut-il préciser qu'Aristote ne fait pas du sage un anachorète. Le sage ne l'est qu'une fois qu'il est suffisamment pourvu des biens les plus fondamentaux. (Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177a30,31). Mais ici encore, il précise que le juste aura besoin des autres hommes pour être juste (aussi bien pour être juste envers eux, que grâce à leur aide), tandis que le sage, pour son activité, n'a ni besoin des hommes pour être tel, ni pour la pratiquer.

mercredi 23 juillet 2008

La solitude du sage aristotélicien - I

Solitude du sage

Après une longue absence, je vous présente un bref travail sur la figure du sage chez Aristote. Figure pour le moins intéressante, tant elle est marginale en terme de "voluminosité" dans l'oeuvre, et tant elle est néanmoins ontologiquement importante.

Au premier abord, il peut sembler curieux de vouloir examiner la solitude chez un philosophe comme Aristote. En effet, dans l'ensemble de réflexions que le stagirite a transmis à la postérité, on trouve une pensée élaborée de la vie en communauté. Combien de fois trouvera-t-on dans un corpus de citations d'Aristote que « l'homme est un animal politique » ! Ailleurs, on présentera ce penseur comme celui de la philia. Dès lors, forger l'expression « solitude aristotélicienne » semble laisser présager une certaine étrangeté. Pourtant il s'agit bien du même penseur qui, dans son examen de la vie heureuse, proclame à la fin de celui-ci que l'homme le plus heureux n'est pas celui qui vit au coeur des affaires de la Cité, mais celui qui mène une vie hors du commerce des hommes ; en bref, celui qui touche de plus près le bonheur véritable n'est pas le politicien mais le sage. Autrement dit, pour Aristote, l'image du sage, seul en sa tour d'ivoire, est celle qui est le plus adéquate avec l'idée de bonheur. Malgré cela, aussi bien l'opinion commune que les recherches les plus abouties, semble privilégier un Aristote politique, plutôt que contemplatif, à tel point que le néophyte pourrait ne pas soupçonner qu'en dernier instance le bonheur aristotélicien réside en une sorte de béatitude. De nombreuses raisons peuvent expliquer cela. D'une part, du corpus aristotélicien ressort un constat : la part qu'alloue Aristote à sa pensée proprement politique est bien plus grande que celle qu'il ménage pour l'examen de la vie du sage1. D'autre part, la solitude n'est la condition que du sage, lequel est une exception au sein du groupe humain.

Il faut alors se demander comment Aristote en vient à donner la palme de la vie la plus heureuse à Thalès et non à Périclès2. Qu'est-ce que cette primauté accordée à la vie en solitaire signifie-t-elle ? S'explique-t-elle grâce à une vue plus large de la philosophie aristotélicienne que celle strictement restreinte à l'éthique ? En plus de cette exigence d'explication, il s'agit aussi de voir quelles sont les implications existentielles de ce choix philosophique. En effet, ériger la solitude comme composante de la félicité, et ce au détriment de la vie en communauté, surprend par trop d'aspects pour ne pas être interrogé.

Afin de mener une telle enquête, il faut tout d'abord élaborer une approche génétique de ce bonheur contemplatif ; quelles sont les raisons de sa perfection ? Et pourquoi ? Une fois cette mise au point faite, il faut tâcher d'interpréter cette rupture avec le commerce humain, en quoi cette coupure d'avec le monde fait-elle sens dans cette quête de bonheur ? Enfin, la mise en concurrence, si l'on peut dire, de deux types de vies – politique et théorétique – peut-elle se résorber dans une sorte de choix de vie que l'homme pourrait faire (au sens où chacun choisirait la vie qui lui plaît), ou bien y a-t-il une véritable hiérarchie entre ces deux styles de vie ?

La suite prochainement...


1En effet, on ne trouve de développements concernant le sage qu'au livre X de l'Éthique à Nicomaque ou en Métaphysique Α, tandis que la place occupé par le phronimos s'étend des Politiques aux deux éthiques.

2Chacun incarnant respectivement la figure du sage (sophos) et de l'homme prudent (phronimos)