mardi 8 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - II


Le silence, un espace à délimiter



Avant de vouloir questionner le silence, il faut d'abord savoir où le trouver. De la même manière où avant d'arpenter une terre qui n'est pas familière, il faut effectuer des repérages. Ainsi il va s'agir dans un premier moment de délimiter strictement l'espace du silence, de voir comment il se conçoit, se forme. Mais il faut aussi interroger les instances extérieures qui servent à créer son agencement interne.



Autorités et limites


Foucault, dans un mouvement qui scande la globalité de son oeuvre, n'a de cesse d'examiner les positivités dans leur rapports aux autorités. Comment tout discours s'articule toujours en rapport avec un pouvoir, ce dernier lui conférant à la fois sa norme et sa permissibilité. Dès la première hypothèse de L'ordre du discours, il nous l'explique :


Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.1


Ainsi le discours n'est pas à comprendre comme un ensemble expressif vif et incontrôlable. A chaque parole énoncée, résonne en-deçà d'elle, l'écho d'une norme. Bref, on ne peut pas tout dire et pas n'importe comment. La thèse est violente, tant elle s'adresse à la liberté même du discours, pouvoir faire taire le discours, c'est bien l'anéantir. Mais il faut bien voir qu'un tel anéantissement n'est pas exclusivement celui du discours, en tant que simple instance expressive, il s'agit bien aussi de la mort du sujet pensant, dans son rapport au monde, à autrui. Rendre le discours muet, c'est bel et bien rompre le pont entre le sujet et le monde. Le lien de la parole au pouvoir revêt dès lors un aspect bien plus inquiétant qu'on ne pourrait le penser : chaque discours rendu au silence ne signifie pas seulement des mots tus, mais un sujet baillonné. En mettant en évidence ce contrôle du discours, il faut s'attarder sur les moyens rendant possibles cet assujettissement du discours2, Foucault parle alors de « procédures d'exclusion »3. Procédures qui se représentent sous la forme d'interdictions de parler de telle chose, en telle circonstance, devant telle personne ; c'est là la parole interdite. Foucault précise ensuite quels sont les deux autres grands systèmes d'exclusion, en plus de celui de la parole défendue : « le partage de la folie et la volonté de vérité »4. La volonté de vérité semble pourtant être la procédure d'exclusion qui a pris le plus d'importance au point d'englober les deux autres. En effet une parole peut être interdite car si elle ne dit pas le vrai, elle ne sera pas entendue ; le fou est mis à l'écart car il ne peut pas dire la vérité. Il y a donc un silence instauré par cette volonté de vérité comme pendant de ce qui peut se dire, mais aussi à l'intérieur même de ce qui se dit car « on n'est dans le vrai qu'en obéissant aux règles d'une ''police'' discursive qu'on doit réactiver en chacun de ses discours »5. Cet antécédent nécessaire du discours (la police discursive) est bien à la fois l'unique champs sur lequel pourrait naître un discours censé et à la fois, ce dernier est sans cesse reconduit pas le discours lui-même. Cette réactivation reste toujours tacite, conférant même à la parole exprimée une composante silencieuse. C'est bien là un débordement du silence sur le champs de la parole. Car en plus de tout un champs de paroles interdites condamnées à rester sous le joug du silence, il est lui-même en creux de toutes paroles énoncées, comme forme de la norme. On voit alors que la volonté de vérité face à ces deux modalités que sont sa satisfaction ou son insatisfaction renvoie dans ces deux cas, bien que de manière différente, au silence : comme expression de la norme ou comme rejet.

En examinant le rôle de ces trois avatars de la frontière du dicible (la parole défendu, le partage de la folie et celui de la Vérité), il est intéressant de noter que l'espace du silence déborde sur celui de la parole, en normant ses événements discursifs. Les deux espaces ne jouent donc pas à part égale. Lorsque le silence s'avance sur le domaine de la parole, il la contrôle ; lorsque la parole s'achemine vers celui du silence, elle s'y perd.



Silence et surgissement


Foucault nous le fait remarquer, pendant longtemps le silence fut appréhendé comme structurant tout discours dans son articulation à une totalité, à l'esprit d'une époque. En quelque sorte sorte, chaque discours aurait sans cesse sa voix rédoublée par un écho silencieux, l'insérant au creux d'un moment historique donné :


[...] C'est donc que chaque discours recelait le pouvoir de dire autre chose que ce qu'il disait et d'envelopper ainsi une pluralité de sens : pléthore du signifié par rapport à un signifiant unique.6


Foucault, propose une autre interrogation, bien que celle présentée est celle de toute une tradition de l'histoire de la pensée. Il veut déterminer pourquoi tel énoncé a surgi plutôt qu'un autre. Le geste est profondément novateur, tant « il ne s'agit [plus] de faire faire parler le mutisme qui les [les discours] entoure. »7 On peut voir ici un souci de prudence, face à une tradition qui a peut-être, dans un souci d'exhaustivité ou face à un déficit des discours, fait parler des éléments qui n'avaient rien à dire. On retrouve aussi la volonté de Foucault d'en finir avec les grands regroupement unitaires, qui ne sont peut-être qu'une illusion inspirée par la facilité. Il oppose alors aux principes de pléthore et de totalité, celui de la rareté. Il faut désormais « définir un système limité de présences »8. Le silence se renouvelle par là même dans la façon dont il est appréhendé. Il n'est le plus murmure détenant une information, dévoilant l'unité d'un groupe de discours ; il devient la modalité de l'ensemble des conditions de possibilités de chaque discours particulier. La parole ne doit dès lors plus être comprise dans un système d'échos, s'éclairant les uns et les autres, mais comme un son éclatant, déchirant la nuit du silence. Néanmoins cette tentative foucaldienne peut surprendre quand il la précise : il ne faut définitivement pas saisir une parole comme l'expression du rejet d'une autre. Le jeu des autorités est donc à observer avec prudence. Si une parole, indique par sa manifestation, la norme et sa conformité à cette dernière, elle n'est pas la norme, et n'a donc aucune puissance pour s'imposer au détriment d'une autre. Il faut désormais écouter avec attention la tonalité de la parole proférée, afin de saisir la particularité qui a permis son émission ; plutôt que de suivre la trace d'un énoncé en arpentant les chemins qu'il n'a pas pris, il faut déterminer les coordonnés précis de ce dernier. Une tension subsiste néanmoins entre la nouveauté d'une telle démarche et celle accomplie par des siècles de commentaires. Foucault explique la distance entre les deux tentatives et pourquoi on a usé, vis à vis des discours, du mode pléthorique : « parce que les énoncés sont rares, on les recueille dans les totalités qui les unifient et on multiplie les sens qui habitent chacun d'eux »9. Ainsi si le commentaire s'est multiplié, c'est faute de matériau originel : faute de pléthore externe, il a fallut en concevoir une interne. Cela démontre que la parole qui devenait muette dès lors qu'elle se terminait, ne pouvait être supportée : il fallait la faire poursuivre, lui créer un écho, ne pas la laisser s'engouffrer dans le silence. Voici le paradoxe de toute une tradition, qui face à un surgissement intrinsèquement laconique, lui a greffé une volubile continuité.



L'effort de la parole


Déterminer quel est le véritable domaine du silence soulève un grand nombre de difficultés : tantôt il s'agit d'un champs normatif, ou bien d'un espace de rejet, ou enfin du lieu où se déroule la naissance muette de la parole. Peut-on encore parler d'un même espace ? Ne serait-ce pas céder à la facilité unitaire, celle-la même que Foucault a toujours rejetée ? Sans doute, face à cette multiplicité du silence, faut-il préférer non pas une unité faîte de divers strates, mais un autre modèle. Il s'agirait alors de saisir le silence en sa simple forme de rapport à la parole. D'une part, celui d'une parole qui doit sans cesse, se conformer à la norme muette, parole qui échoue dans le silence ou encore discours devant supportait le mutisme de son propre avènement. Autrement dit, il s'agirait plutôt de songer au silence comme un rapport du discours à lui même, plutôt que d'en fait une sorte d'espace indéfinissable -ce qui semblerait trop coûteux pour la réflexion, ne pouvant jamais le déterminer véritablement.

L'examen de ce rapport variant dévoile une parole qui doit toujours lutter pour restée résonnante, elle se conforme, se voue à la répétition. Autrement dit, elle commet toujours un effort ultime, au creux de son dernier mot, afin de se reconduire, afin de ne pas se laisser happer par son spectre silencieux et fatal. Naît ici l'idée du langage comme ce qui conjure la mort : « le discours, on le sait, a le pouvoir de retenir la flèche, déjà lancée, en un retrait du temps qui est son espace propre »10. La mort est alors conçue comme le rivage où le langage échoue ultimement. Rivage, dont la parole, par son redoublement infini, essaiera toujours de s'en tenir éloignée. La parole n'a donc pas d'autre choix que de se redoubler, de « tourner en rond » ; une avancée linéaire la menant nécessairement vers son mortel écueil. Foucault évoque Les Mille et Une Nuits11, ensemble enchevêtré de contes qui se révèle être une parfaite illustration de l'art de la répétition, dans ce tournoiement de la parole qui ne peut se résoudre à se taire. Tout d'abord, l'imbrication même de l'oeuvre, au niveau narratif, des personnages, des jeux de lecture, crée un labyrinthe, qui redouble la parole, le temps d'un répit, d'une inspiration, d'un silence ; sorte de garantie ultime contre la mort ; secret latent, dont l'espoir de résolution oblige le sultan Shâriyâr à la clémence. Enfin ce discours est bel et bien une lutte contre la mort, au sens le plus immédiat, contre un silence qu'il faut sans cesse évacuer, chasser, sans quoi le bourreau officiera. Shéhérazade semble bien être la parfaite figure de cette voix qui pour se préserver n'a d'autre choix que de toujours se manifester.



1Michel Foucault, L'ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, p.10-11

2L'assujettissement du sujet ne sera pas traité, afin de se focaliser sur le silence.

3Ibid, p.11

4Ibid, p.21

5Ibid, p.37

6L' archéologie des savoirs, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », Paris, 1969, p.156.

7Ibid., p.156

8Ibid., p.156

9Ibid., p.157

10Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988. Edition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jaques Lagrange. Tome I. 1954-1969. Tome II. 1970-1975. Tome III. 1976-1979. Tome IV. 1980-1988, édition Gallimard, Paris, 1994, réed. Tome I et Tome II, Paris Gallimard, Quarto, 2001, Tome I, « Le langage à l'infini », n°14, 1963, p. 278

11Ibid., p.278 et suivantes.

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