jeudi 10 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - III



La frontière polymorphe



Le silence saisi comme un rapport, du fait de l'impossible tentative à le contenir dans un espace clos, incite à le concevoir comme pris dans une mobilité permanente. La modalité du rapport ne peut être qu'une étroite ligne, qui, ici, se matérialise sous la forme d'une frontière, laquelle ne cesse de se déplacer, de varier. Il s'agit dès lors d'examiner ces mutations, grâce à deux exemples chers à Foucault : la folie et la sexualité ; d'examiner comment l'un et l'autre ont vu leur statut se modifier, les faisant franchir cette mince barrière, au-delà de laquelle plus aucun mot n'est possible.



De la folie à l'enfermement


Aborder l'histoire de la folie telle que Foucault nous la livre, peut nous éclairer sur les transformations du silence, aussi bien à propos de leurs effectivités que de leurs causes. Tout d'abord, il faut examiner le rapport entre silence et folie, en le segmentant en trois phases chronologiques : la Grèce antique, la Renaissance, et finalement l'Âge classique.

Ce jeu entre le silence et la folie trouve ses règles toujours en fonction du modèle de Vérité dont se réclame une époque donnée. Ainsi, la Grèce antique en faisant de la mesure son idéal, n'a que faire de la Vérité dans son éclatante justesse. A vrai dire, cette dernière, par son caractère exact, effraie. Elle est marginalisée car elle en dit trop, elle rompt l'équilibre désiré. Elle est apparentée, en quelque sorte, à une forme d'hybris, à cause de sa volonté orgueilleuse de dire le vrai. Marginalisation qui est réelle, et dont les exemples sont éloquents : Tiresias en disant la Vérité n'est pas écouté par Oedipe, il est pris pour un vieux fou ; Cassandre, du fait de ses visions se révélant vraies, se fait enfermer. La littérature nous livre deux exemples forts, mais l'histoire n'est pas en reste avec la figure de Socrate. En effet, le philosophe qui est proche de la Vérite, le seul succeptible d'être allé hors de la caverne, et qui plus est fait advenir la Vérité chez ses concitoyens, est puni, et boit finalement la ciguë. La voix qui disait le vrai s'est éteinte volontairement, ne pouvant pas résonner en son monde. La Vérité -comprise comme exactitude- est condamnée à être muette. Etonnant paradoxe : celui qui dit la vérité est pris pour un fou par des sourds.

La phase de la Renaissance voit toujours le rapport entre folie et Vérité se modifier, d'après l'idéal de connaissance de l'époque. D'après Foucault « les connaissances du XVIe siècle étaient constituées d'un mélange instable de savoirs rationnels, de notions dérivées des pratiques de la magie »1, cette place de la magie, laisse une certaine souplesse pour accueillir la folie. En effet l'espace laissé ouvert au non-rationnel, permet à la folie d'être écoutée. Le fou, dans sa démence, peut dire des paroles, qui après analyse, peuvent se révéler être des vérités. A ce moment, la ligne du silence a reculé du domaine de la connaissance, l'espace de la parole devient plus tolérant. A cette âge du commentaire, on ne peut se résoudre à rendre silencieuse une parole -tant les énoncés sont peu nombreux-, même si celle-ci est proférée par un fou. Si elle est insatisfaisante, dans sa première forme, le renfort du commentaire, de l'herméneutique, va permettre son acceptation, et ainsi la sauver. Cette dernière qui restait muette, dans sa forme brute, va être affinée, afin de délivrer son sens, ou l'illusion d'un sens.

L'Âge classique se forge un idéal plus rigide. Il s'agit désormais de savoir avec exactitude, la volonté de Vérité naît. Dès lors la folie n'est plus permise, les fous sont enfermés. Le mouvement de cette époque est quasiment tout à fait inverse à la phase antique : ceux qui disent la Vérité (ou plutôt qui la cherchent), condamnent ceux qui ne peuvent pas la dire. Les fous sont enfermés, car ils n'ont pas la capacité de chercher la Vérité et encore moins de la détenir. La parole qui au temps précédent était tolérée, est désormais réduite au silence. Avec ces trois moments on voit comment le rapport entre parole et silence est instable et change selon les époques et les idéaux. Cette analyse permet de saisir le rôle structurant qu'a l'idéal de connaissance envers certaines formes de silence2. Le silence ne peut donc pas se penser comme un lieu défini, une frontière stable, qui donnerait une fois pour toute un statut clair à la folie. Au contraire, celle-ci ne cesse de voir sa place et sa perception redéfinies. Pourtant ce n'est pas la folie qui change, en son contenu substantiel -on est toujours fou, de la même manière, à chaque époque- c'est bien plutôt l'étroite ligne de partage entre parole et silence.



De la sexualité au tabou


La sexualité semble bien être aussi un autre champs intéressant à observer, si on souhaite saisir le processus de mutation du silence. La sexualité moderne semble avoir un statut singulier : selon Foucault elle n'est plus que la limite de la loi, de notre langage3. En somme la sexualité a quitté le sol de la parole pour être une des frontières de celui du silence : « elle dessine la ligne d'écume de ce qu'il [le langage] peut tout juste atteindre sur le sable du silence ».4 Elle est devenue essentiellement frontière, c'est elle qui fixe la nouvelle limite de la parole. La sexualité devient le seul lieu où la profanation reste possible, suite au déclin du sacré. La frontière qui était auparavant matérialisée par l'espace du sacré dont le blasphème en était la transgression, est aujourd'hui le fait de la sexualité et de ses tabous. Un élément nouveau se tient dans ce rôle désormais occupé par la sexualité, la profanation de l'espace sacré se faisait en rapport à une référence transcendante, désormais la profanation dans le champs de la sexualité n'est seulement en rapport qu'avec ce champs lui-même ; le passage du blasphème au tabou est l'avènement de l'homme sans Dieu. Quand Foucault constate cette mort de Dieu, c'est au sens où l'expérience de la limite ne se fait plus dans le choc face à une transcendance ; mais plutôt dans une relation qui se déroulerait en nous, face à notre finitude : c'est la fin de la « limite de l'Illimité » pour « le règne illimité de la Limite »5.

Quel langage, quelle pensée peut permettre d'appréhender cette expérience de la limite ? Autrement dit quels mots peuvent retentir au royaume du silence ? A chaque parole énoncée, ledit royaume s'effondre, la voix ne peut se maintenir dans cet espace, car à chacune de ses manifestations elle ne cesse d'en sortir ; elle ne sait pas encore manier le langage de cette région. Lorsque Foucault suggère qu' « il vaut mieux sans doute essayer de parler de cette expérience et de la faire parler au creux même de la défaillance de son langage »6 , on ne peut rester que muet, tant il s'agit d'avouer la faiblesse d'un langage qui n'est que trop le notre, là où justement un autre serait nécessaire bien que nous ne le maîtrisons pas. Mais se tenir au creux de cette défaillance reste sûrement, en effet, le seul moyen de se maintenir en cette espace sans à la fois l'anéantir et sans s'en exclure. Face à cette nouvelle expérience, la philosophie n'a plus le langage adéquat ; la limite l'a amené dans un espace nouveau où il ne sait plus se mouvoir de manière satisfaisante. Ce tournant de la réflexion philosophique est visible dès le criticisme kantien avec cette mise en évidence de la finitude radicale de l'individu. La réflexion sur la totalité, celle du temps où l'Illimité était frontière ouvrante sur un territoire supérieure (celui de l'altérité transcendante), s'est vu remplacée par une autre portant sur un espace plus réduit, délimité, dont la Limite est la frontière. Cette dernière ne doit pas se concevoir comme extérieure à l'espace qu'elle serait censée définir, elle s'inclut à sa propre limitation, laquelle ne saurait être franchie par aucun pas ferme.

Ce dernier exemple, tout comme celui de la folie, montre encore une fois que le silence, en tant que frontière ne cesse d'être mobile et ne peut se penser qu'en terme de rapport de la parole avec sa limite. La polymorphie s'était déjà manifestée lors des procédures d'exclusion (où le silence se transformait selon le lieu, la circonstance, le public), la différence avec les exemples de la folie et de la sexualité, c'est que la polymorphie ne s'attache pas qu'aux conditions formelles de la limite mais bel et bien à son contenu substantiel.



1Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966 , p.47

2On remarquera à propos du partage des « procédures d'exclusion » qu'à l'Âge classique, le partage de la folie atteint une proximité sans précédent avec celui de la Vérité, au point que l'un et l'autre se structurent mutuellement.

3Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988, Op. cit.,« Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille) », n°13, 1963, p.261 et suivantes.

4Ibid., p. 261

5Ibid., p. 263

6Ibid., p.269

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