samedi 12 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - IV



Le murmure du secret


Sans doute, le secret a à voir avec le silence de manière intime. Tout d'abord car le secret est analytiquement silencieux. Dès que la parole s'empare de lui, il cesse et meurt. Ensuite le secret, résidu d'ombre au creux de la clarté du langage, crée au sein de ce dernier des zones où rien ne se dit, car on ne sait pas comment le dire, ou bien encore parce qu'on ne sait pas qu'il y a quelque chose à dire. Foucault en s'arrêtant sur les travaux de Roussel ou de Klossowski, nous livre cette liaison mystérieuse du silence et du secret.


Silence brisé, secret révélé


Chez Roussel, on trouve la présence d'un mystère, en effet le texte ne semble pas délivrer immédiatement sa signification, laissant présager un silence doué de sens, qui fait écho au texte. Comment j'ai écrit certains de mes livres aurait du être la clef de cette énigme, mais ce secret ne cesse de se reconduire, dès lors qu'on veut le dévoiler, le rompre. Autrement dit, chaque fois que le secret tend à être brisé pour enfin se manifester dénudé, ouvert à l'éclat du sens, il se renforce et échappe un peu plus à l'enquête.


Secret redoublé : car sa forme solennellement ultime, le soin avec lequel elle a été, tout au long de l'oeuvre, retardée pour venir à échéance au moment de la mort, transforme en énigme le procédé qu'elle met au jour. Le lyrisme méticuleusement exclu de Comment j'ai écrit certains de mes livres [...] apparaît inversé - à la fois nié et purifié – dans cette figure étrange du secret que la mort garde et publie. Le « comment » inscrit par Roussel en tête de son oeuvre dernière et révélatrice nous introduit non seulement au secret de son langage, mais au secret de son rapport avec un tel secret, non pour nous y guider, mais pour nous laisser au contraire désarmés et dans l'embarras le plus absolu quand il s'agit de déterminer la forme de réticence qui a maintenu le secret dans cette réserve tout à coup dénouée.1


Le titre même de cet ouvrage est déroutant tant il laisse de côté et d'une manière si brutale le geste créatif de Roussel. En effet on ne trouve aucune énigme dans ce titre qui délivre son sens immédiatement, à la différence d'un titre comme Impressions d'Afrique qui lui contenait déjà son secret (Impressions à fric). Le titre va même au-delà de l'absence de secret il annonce par ce Comment, qu'il va rompre les mystères antérieurs, briser les longs silences qui se sont tissés au gré des oeuvres précédentes, mettre le lecteur fasse à son impuissance à résoudre les énigmes passées. Si l' oeuvre posthume de Roussel nous explique certains de ses procédés de rédaction, travail sur l'homonymie, déformation, déplacement de mots, elle ne le fait qu'à son tour en les rendant secrets ; une dernière fois la transformation a lieu, là où le secret est censé cesser, il se déplace mais persiste en un autre lieu. La lecture de Foucault est intéressante dans sa remarque sur cet ouvrage qui est, et a été voulu comme posthume. Il y a bien dans cette habillage de l'oeuvre, une solennité qui ne laisse plus de place à la parole suite aux derniers mots du défunt. Si les derniers mots ne soufflent alors qu'un ultime secret, le silence est double : l'un est celui qui ne permet plus la parole car ce qui devait être dit, le fut : l'ultime explication a été donné ; l'autre est celui d'un désarmement qui ne pourra jamais être résolu, la parole révélatrice s'étant tue : cette dernière explication ne pourra évidemment jamais recevoir la sienne. L'absence de lyrisme est bien une figure de ce silence ou plutôt de cette parole devenu muette, tant dans le lyrisme et dans tout autre forme non-neutre, teintée, du discours, il reste possible de chercher une réponse au secret, tant ces formes enfantent un texte qui en dit trop, ou du moins plus qui ne semble le laisser croire. Or si le lyrisme a été exclu, le texte n'est plus que la source d'un mutisme, ou d'une parole qui n'a plus d'écho, là où il était impérativement requis qu'elle en eut un. Là où une réponse devait voir le jour, en éclot une qui ne satisfait pas la question, voire même qui la reconduit, « si Roussel de son plein gré a dit qu'il y avait « du secret », on peut supposer aussi bien qu'il l'a radicalement supprimé en le disant et en disant quel il est, ou qu'il l'a multiplié en laissant secret le principe du secret et de sa suppression »2. Le Comment ne répond pas exactement à la formation du secret, à sa mécanique véritable, mais plutôt à ce pourquoi le secret est bien un authentique mystère. Il s'agit plus sous les airs d'une généalogie du secret, d'une dernière affirmation de l'être-secret. Roussel ne livre qu'un dernier silence attestant avec force de sa présence et de son authenticité.

Ce secret que Foucault voit comme la possibilité angoissante d'une transformation toujours possible du sens, qui peut ou non s'accomplir, laissant le lecteur dans un espace aux contours jamais définis, est un silence équivoque. Tout d'abord car il est sens au creux de la parole, il peut y avoir autre chose que ce que le mot délivre. Enfin il est proprement silence, ne pouvant garantir qu'il y vraiment lieu de penser qu'il y ait autre chose que ce qu'y se dit, au creux des mots. Il peut ne pas y avoir d'écho à ce qui est écrit, laissant alors le lecteur dans un assourdissant mutisme : cette équivoque est bien vue par Foucault qui en parle comme d'une « polyvalence rigoureuse et incontrôlable des formes »3. Avec cette réflexion, on aperçoit une nouvelle figure du silence, en tant que déficit de la parole, sorte de murmure indiscernable. On entend le secret, sa manifestation prouve sa présence, mais il est impossible de discerner son message.





Le spectacle de la syntaxe


Si l'énonciation requiert une certaine conformité silencieuse à la police discursive, le discours lui-même nécessite un certain ordre silencieux : la syntaxe. Ordre muet, tant il est d'ors et déjà accepté par chacun, avant même qu'une parole ne soit proférée. Le besoin préalable de cette règle au discours est indispensable, car cette dernière rend possible à la fois l'émission et la réception du discours dans son aspect formel. Dans une étude sur Klossowski4, Foucault examine l'exercice de la traduction en montrant comment il s'agit de faire passer un langage dans un autre, de soumettre un ensemble déjà construit à un nouvel ordre :


L'homme qui traduit, passeur nocturne, a fait silencieusement transhumer le sens de gauche à droite, par-dessus la pliure du livre. Sans armes ni bagages. Et selon une logistique qui demeure son secret ; on sait seulement que, frontière franchie, les grandes unités de sens se regroupent à peu près, en masses analogues : l'oeuvre est sauve.5


Le travail du traducteur est celui d'opérer un glissement d'un régime d'idiomes vers un nouveau. Voilà pourquoi Foucault dit ensuite des traductions traditionnelles qu'elles sont «latérales » 6, car elles n'opèrent qu'un simple glissement. Mais si le sens de l'oeuvre, prise en son ensemble, est préservé, qu'en est-il de la particularité de l'oeuvre, en ce qu'elle fait naître tel mot précis, à tel endroit ? La traduction latérale fait perdre le caractère unique de l'apparition de chaque mot, en ce qu'elle bouleverse l'ordre premier, celui que décida l'auteur, pour l'adapter à un autre régime syntaxique. En opposition à cette méthode L'Enéide de Klossowski propose une traduction verticale, autrement dit intégralement littérale. Le texte renaît donc en un autre lieu, une autre langue, les mots se choquent dans le même éclat qu'à leur origine. Ainsi ils deviennent le double de l'aventure. Ils sont une représentation silencieuse de la bataille que le récit laisse se dérouler. Ils ne racontent pas seulement l'histoire, ils la peignent. Un tel travail donne à la syntaxe un nouveau visage. Il semble qu'a lieu, en son sein, un combat, que la traduction traditionnelle aurait oublié. Ainsi dans chaque oeuvre étrangère, il y aurait à revoir avec acuité sa syntaxe originelle, afin de bien saisir le choc des mots entre eux, en ne se focalisant pas exclusivement sur le sens global. Ce procédé ajoute du sens au récit : soudain il ne se contente pas que de dire ; il montre par là même. La syntaxe passe donc du statut d'ordre latent du discours, à celui de redoublement muet du spectacle qu'elle offre.



1Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988, Op. cit.,« Dire et voir chez Raymond Roussel », n°10, 1962, p.234.

2Ibid., p. 234-235

3Ibid., p. 239

4Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988, Op. cit.,« Les mots qui saignent (Sur L'Enéide de P. Klossowski) », n°27, 1964, p.452 et suivantes

5Ibid., p.452

6Ibid., p.452





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