mardi 15 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - V



Voici la dernière partie de cette petite réflexion sur le silence chez Michel Foucault. N'hésitez pas à discuter les propos tenus. En espérant n'avoir assomer personne d'ennui...


Que voir ultimement derrière le masque du silence ? Assurément une modalité négative du discours. Un rapport de la parole avec elle-même, tant le silence existe toujours en elle, au moins comme virtualité, comme peur intrinsèque. Lorsque Foucault expliquait que le langage philosophique devait maintenant avoir à faire avec cette intrusion du silence, dans son champs, il pointait une difficulté tout à fait contemporaine. Cette dernière semble être toujours présente en cette période post-métaphysique, où la limite de la parole ne se construit que par rapport à un sujet, qui a accepté pour de bon sa finitude. Comment comprendre dès lors la voix du philosophe qui semble toujours limitée par ses propres découvertes ? Le penseur doit-il se confiner au travail interminable du commentaire, dès lors qu'aucun grand système ne peut plus se construire ? On peut supposer que son travail, est désormais d'habiter cette espace du silence, de pouvoir s'y mouvoir, sans en briser les contours. D'ors et déjà, en comprenant sa mécanique, il se tient à l'écart de son pouvoir, et ainsi se sauvegarde du mutisme. Mais il n'est pas pour autant à l'aise en ce nouveau domaine. Il ressent bien qu'à chaque parole, il peut malgré lui, dépasser l'étroite ligne. Dès lors, chaque mot proféré doit-il contenir en lui la peur de son propre anéantissement ? Il semble bien qu'il doit pour l'instant en être ainsi, mais cela fait naître une certaine prudence énonciative, cette dernière étant la compréhension que l'espace du langage comporte son pendant de néant.

Cependant les analyses de Foucault sur le champs de la littérature confère au silence l'aspect d'un principe actif au sein de le création artistique. Il faut pourtant bien se garder d'en faire le principe de toute oeuvre, mais reconnaître néanmoins le rôle qu'il peut y jouer. Rôle qui ne s'assume jamais en tant que tel, dont la présence est ressentie sans jamais qu'elle ne se livre tout à fait. Ici encore, le silence semble se dérober.


La parole actuelle courant toujours après le silence, voulant le faire parler et donc l'anéantir -suprême garantie- ne cesse de le faire fuir. Peut-être n'a-t-elle qu'à le laisser être, à ses côtés. En effet, si la parole veut contraindre le silence comment pourra-t-elle le comprendre ? Surtout si elle n'a à lui proposer que des mots, lui qui ne les a jamais utilisé, qui les a sans cesse condamnés à l'échec. Pour appréhender son instance contraire, le langage ne trouvera pas de solution, en ne lui proposant seulement que de se soumettre à son modèle. Laisser le silence s'exprimer, une dernière fois, selon ses termes, est peut-être l'ultime chance pour la parole moderne de se guérir de sa surdité.


samedi 12 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - IV



Le murmure du secret


Sans doute, le secret a à voir avec le silence de manière intime. Tout d'abord car le secret est analytiquement silencieux. Dès que la parole s'empare de lui, il cesse et meurt. Ensuite le secret, résidu d'ombre au creux de la clarté du langage, crée au sein de ce dernier des zones où rien ne se dit, car on ne sait pas comment le dire, ou bien encore parce qu'on ne sait pas qu'il y a quelque chose à dire. Foucault en s'arrêtant sur les travaux de Roussel ou de Klossowski, nous livre cette liaison mystérieuse du silence et du secret.


Silence brisé, secret révélé


Chez Roussel, on trouve la présence d'un mystère, en effet le texte ne semble pas délivrer immédiatement sa signification, laissant présager un silence doué de sens, qui fait écho au texte. Comment j'ai écrit certains de mes livres aurait du être la clef de cette énigme, mais ce secret ne cesse de se reconduire, dès lors qu'on veut le dévoiler, le rompre. Autrement dit, chaque fois que le secret tend à être brisé pour enfin se manifester dénudé, ouvert à l'éclat du sens, il se renforce et échappe un peu plus à l'enquête.


Secret redoublé : car sa forme solennellement ultime, le soin avec lequel elle a été, tout au long de l'oeuvre, retardée pour venir à échéance au moment de la mort, transforme en énigme le procédé qu'elle met au jour. Le lyrisme méticuleusement exclu de Comment j'ai écrit certains de mes livres [...] apparaît inversé - à la fois nié et purifié – dans cette figure étrange du secret que la mort garde et publie. Le « comment » inscrit par Roussel en tête de son oeuvre dernière et révélatrice nous introduit non seulement au secret de son langage, mais au secret de son rapport avec un tel secret, non pour nous y guider, mais pour nous laisser au contraire désarmés et dans l'embarras le plus absolu quand il s'agit de déterminer la forme de réticence qui a maintenu le secret dans cette réserve tout à coup dénouée.1


Le titre même de cet ouvrage est déroutant tant il laisse de côté et d'une manière si brutale le geste créatif de Roussel. En effet on ne trouve aucune énigme dans ce titre qui délivre son sens immédiatement, à la différence d'un titre comme Impressions d'Afrique qui lui contenait déjà son secret (Impressions à fric). Le titre va même au-delà de l'absence de secret il annonce par ce Comment, qu'il va rompre les mystères antérieurs, briser les longs silences qui se sont tissés au gré des oeuvres précédentes, mettre le lecteur fasse à son impuissance à résoudre les énigmes passées. Si l' oeuvre posthume de Roussel nous explique certains de ses procédés de rédaction, travail sur l'homonymie, déformation, déplacement de mots, elle ne le fait qu'à son tour en les rendant secrets ; une dernière fois la transformation a lieu, là où le secret est censé cesser, il se déplace mais persiste en un autre lieu. La lecture de Foucault est intéressante dans sa remarque sur cet ouvrage qui est, et a été voulu comme posthume. Il y a bien dans cette habillage de l'oeuvre, une solennité qui ne laisse plus de place à la parole suite aux derniers mots du défunt. Si les derniers mots ne soufflent alors qu'un ultime secret, le silence est double : l'un est celui qui ne permet plus la parole car ce qui devait être dit, le fut : l'ultime explication a été donné ; l'autre est celui d'un désarmement qui ne pourra jamais être résolu, la parole révélatrice s'étant tue : cette dernière explication ne pourra évidemment jamais recevoir la sienne. L'absence de lyrisme est bien une figure de ce silence ou plutôt de cette parole devenu muette, tant dans le lyrisme et dans tout autre forme non-neutre, teintée, du discours, il reste possible de chercher une réponse au secret, tant ces formes enfantent un texte qui en dit trop, ou du moins plus qui ne semble le laisser croire. Or si le lyrisme a été exclu, le texte n'est plus que la source d'un mutisme, ou d'une parole qui n'a plus d'écho, là où il était impérativement requis qu'elle en eut un. Là où une réponse devait voir le jour, en éclot une qui ne satisfait pas la question, voire même qui la reconduit, « si Roussel de son plein gré a dit qu'il y avait « du secret », on peut supposer aussi bien qu'il l'a radicalement supprimé en le disant et en disant quel il est, ou qu'il l'a multiplié en laissant secret le principe du secret et de sa suppression »2. Le Comment ne répond pas exactement à la formation du secret, à sa mécanique véritable, mais plutôt à ce pourquoi le secret est bien un authentique mystère. Il s'agit plus sous les airs d'une généalogie du secret, d'une dernière affirmation de l'être-secret. Roussel ne livre qu'un dernier silence attestant avec force de sa présence et de son authenticité.

Ce secret que Foucault voit comme la possibilité angoissante d'une transformation toujours possible du sens, qui peut ou non s'accomplir, laissant le lecteur dans un espace aux contours jamais définis, est un silence équivoque. Tout d'abord car il est sens au creux de la parole, il peut y avoir autre chose que ce que le mot délivre. Enfin il est proprement silence, ne pouvant garantir qu'il y vraiment lieu de penser qu'il y ait autre chose que ce qu'y se dit, au creux des mots. Il peut ne pas y avoir d'écho à ce qui est écrit, laissant alors le lecteur dans un assourdissant mutisme : cette équivoque est bien vue par Foucault qui en parle comme d'une « polyvalence rigoureuse et incontrôlable des formes »3. Avec cette réflexion, on aperçoit une nouvelle figure du silence, en tant que déficit de la parole, sorte de murmure indiscernable. On entend le secret, sa manifestation prouve sa présence, mais il est impossible de discerner son message.





Le spectacle de la syntaxe


Si l'énonciation requiert une certaine conformité silencieuse à la police discursive, le discours lui-même nécessite un certain ordre silencieux : la syntaxe. Ordre muet, tant il est d'ors et déjà accepté par chacun, avant même qu'une parole ne soit proférée. Le besoin préalable de cette règle au discours est indispensable, car cette dernière rend possible à la fois l'émission et la réception du discours dans son aspect formel. Dans une étude sur Klossowski4, Foucault examine l'exercice de la traduction en montrant comment il s'agit de faire passer un langage dans un autre, de soumettre un ensemble déjà construit à un nouvel ordre :


L'homme qui traduit, passeur nocturne, a fait silencieusement transhumer le sens de gauche à droite, par-dessus la pliure du livre. Sans armes ni bagages. Et selon une logistique qui demeure son secret ; on sait seulement que, frontière franchie, les grandes unités de sens se regroupent à peu près, en masses analogues : l'oeuvre est sauve.5


Le travail du traducteur est celui d'opérer un glissement d'un régime d'idiomes vers un nouveau. Voilà pourquoi Foucault dit ensuite des traductions traditionnelles qu'elles sont «latérales » 6, car elles n'opèrent qu'un simple glissement. Mais si le sens de l'oeuvre, prise en son ensemble, est préservé, qu'en est-il de la particularité de l'oeuvre, en ce qu'elle fait naître tel mot précis, à tel endroit ? La traduction latérale fait perdre le caractère unique de l'apparition de chaque mot, en ce qu'elle bouleverse l'ordre premier, celui que décida l'auteur, pour l'adapter à un autre régime syntaxique. En opposition à cette méthode L'Enéide de Klossowski propose une traduction verticale, autrement dit intégralement littérale. Le texte renaît donc en un autre lieu, une autre langue, les mots se choquent dans le même éclat qu'à leur origine. Ainsi ils deviennent le double de l'aventure. Ils sont une représentation silencieuse de la bataille que le récit laisse se dérouler. Ils ne racontent pas seulement l'histoire, ils la peignent. Un tel travail donne à la syntaxe un nouveau visage. Il semble qu'a lieu, en son sein, un combat, que la traduction traditionnelle aurait oublié. Ainsi dans chaque oeuvre étrangère, il y aurait à revoir avec acuité sa syntaxe originelle, afin de bien saisir le choc des mots entre eux, en ne se focalisant pas exclusivement sur le sens global. Ce procédé ajoute du sens au récit : soudain il ne se contente pas que de dire ; il montre par là même. La syntaxe passe donc du statut d'ordre latent du discours, à celui de redoublement muet du spectacle qu'elle offre.



1Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988, Op. cit.,« Dire et voir chez Raymond Roussel », n°10, 1962, p.234.

2Ibid., p. 234-235

3Ibid., p. 239

4Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988, Op. cit.,« Les mots qui saignent (Sur L'Enéide de P. Klossowski) », n°27, 1964, p.452 et suivantes

5Ibid., p.452

6Ibid., p.452





jeudi 10 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - III



La frontière polymorphe



Le silence saisi comme un rapport, du fait de l'impossible tentative à le contenir dans un espace clos, incite à le concevoir comme pris dans une mobilité permanente. La modalité du rapport ne peut être qu'une étroite ligne, qui, ici, se matérialise sous la forme d'une frontière, laquelle ne cesse de se déplacer, de varier. Il s'agit dès lors d'examiner ces mutations, grâce à deux exemples chers à Foucault : la folie et la sexualité ; d'examiner comment l'un et l'autre ont vu leur statut se modifier, les faisant franchir cette mince barrière, au-delà de laquelle plus aucun mot n'est possible.



De la folie à l'enfermement


Aborder l'histoire de la folie telle que Foucault nous la livre, peut nous éclairer sur les transformations du silence, aussi bien à propos de leurs effectivités que de leurs causes. Tout d'abord, il faut examiner le rapport entre silence et folie, en le segmentant en trois phases chronologiques : la Grèce antique, la Renaissance, et finalement l'Âge classique.

Ce jeu entre le silence et la folie trouve ses règles toujours en fonction du modèle de Vérité dont se réclame une époque donnée. Ainsi, la Grèce antique en faisant de la mesure son idéal, n'a que faire de la Vérité dans son éclatante justesse. A vrai dire, cette dernière, par son caractère exact, effraie. Elle est marginalisée car elle en dit trop, elle rompt l'équilibre désiré. Elle est apparentée, en quelque sorte, à une forme d'hybris, à cause de sa volonté orgueilleuse de dire le vrai. Marginalisation qui est réelle, et dont les exemples sont éloquents : Tiresias en disant la Vérité n'est pas écouté par Oedipe, il est pris pour un vieux fou ; Cassandre, du fait de ses visions se révélant vraies, se fait enfermer. La littérature nous livre deux exemples forts, mais l'histoire n'est pas en reste avec la figure de Socrate. En effet, le philosophe qui est proche de la Vérite, le seul succeptible d'être allé hors de la caverne, et qui plus est fait advenir la Vérité chez ses concitoyens, est puni, et boit finalement la ciguë. La voix qui disait le vrai s'est éteinte volontairement, ne pouvant pas résonner en son monde. La Vérité -comprise comme exactitude- est condamnée à être muette. Etonnant paradoxe : celui qui dit la vérité est pris pour un fou par des sourds.

La phase de la Renaissance voit toujours le rapport entre folie et Vérité se modifier, d'après l'idéal de connaissance de l'époque. D'après Foucault « les connaissances du XVIe siècle étaient constituées d'un mélange instable de savoirs rationnels, de notions dérivées des pratiques de la magie »1, cette place de la magie, laisse une certaine souplesse pour accueillir la folie. En effet l'espace laissé ouvert au non-rationnel, permet à la folie d'être écoutée. Le fou, dans sa démence, peut dire des paroles, qui après analyse, peuvent se révéler être des vérités. A ce moment, la ligne du silence a reculé du domaine de la connaissance, l'espace de la parole devient plus tolérant. A cette âge du commentaire, on ne peut se résoudre à rendre silencieuse une parole -tant les énoncés sont peu nombreux-, même si celle-ci est proférée par un fou. Si elle est insatisfaisante, dans sa première forme, le renfort du commentaire, de l'herméneutique, va permettre son acceptation, et ainsi la sauver. Cette dernière qui restait muette, dans sa forme brute, va être affinée, afin de délivrer son sens, ou l'illusion d'un sens.

L'Âge classique se forge un idéal plus rigide. Il s'agit désormais de savoir avec exactitude, la volonté de Vérité naît. Dès lors la folie n'est plus permise, les fous sont enfermés. Le mouvement de cette époque est quasiment tout à fait inverse à la phase antique : ceux qui disent la Vérité (ou plutôt qui la cherchent), condamnent ceux qui ne peuvent pas la dire. Les fous sont enfermés, car ils n'ont pas la capacité de chercher la Vérité et encore moins de la détenir. La parole qui au temps précédent était tolérée, est désormais réduite au silence. Avec ces trois moments on voit comment le rapport entre parole et silence est instable et change selon les époques et les idéaux. Cette analyse permet de saisir le rôle structurant qu'a l'idéal de connaissance envers certaines formes de silence2. Le silence ne peut donc pas se penser comme un lieu défini, une frontière stable, qui donnerait une fois pour toute un statut clair à la folie. Au contraire, celle-ci ne cesse de voir sa place et sa perception redéfinies. Pourtant ce n'est pas la folie qui change, en son contenu substantiel -on est toujours fou, de la même manière, à chaque époque- c'est bien plutôt l'étroite ligne de partage entre parole et silence.



De la sexualité au tabou


La sexualité semble bien être aussi un autre champs intéressant à observer, si on souhaite saisir le processus de mutation du silence. La sexualité moderne semble avoir un statut singulier : selon Foucault elle n'est plus que la limite de la loi, de notre langage3. En somme la sexualité a quitté le sol de la parole pour être une des frontières de celui du silence : « elle dessine la ligne d'écume de ce qu'il [le langage] peut tout juste atteindre sur le sable du silence ».4 Elle est devenue essentiellement frontière, c'est elle qui fixe la nouvelle limite de la parole. La sexualité devient le seul lieu où la profanation reste possible, suite au déclin du sacré. La frontière qui était auparavant matérialisée par l'espace du sacré dont le blasphème en était la transgression, est aujourd'hui le fait de la sexualité et de ses tabous. Un élément nouveau se tient dans ce rôle désormais occupé par la sexualité, la profanation de l'espace sacré se faisait en rapport à une référence transcendante, désormais la profanation dans le champs de la sexualité n'est seulement en rapport qu'avec ce champs lui-même ; le passage du blasphème au tabou est l'avènement de l'homme sans Dieu. Quand Foucault constate cette mort de Dieu, c'est au sens où l'expérience de la limite ne se fait plus dans le choc face à une transcendance ; mais plutôt dans une relation qui se déroulerait en nous, face à notre finitude : c'est la fin de la « limite de l'Illimité » pour « le règne illimité de la Limite »5.

Quel langage, quelle pensée peut permettre d'appréhender cette expérience de la limite ? Autrement dit quels mots peuvent retentir au royaume du silence ? A chaque parole énoncée, ledit royaume s'effondre, la voix ne peut se maintenir dans cet espace, car à chacune de ses manifestations elle ne cesse d'en sortir ; elle ne sait pas encore manier le langage de cette région. Lorsque Foucault suggère qu' « il vaut mieux sans doute essayer de parler de cette expérience et de la faire parler au creux même de la défaillance de son langage »6 , on ne peut rester que muet, tant il s'agit d'avouer la faiblesse d'un langage qui n'est que trop le notre, là où justement un autre serait nécessaire bien que nous ne le maîtrisons pas. Mais se tenir au creux de cette défaillance reste sûrement, en effet, le seul moyen de se maintenir en cette espace sans à la fois l'anéantir et sans s'en exclure. Face à cette nouvelle expérience, la philosophie n'a plus le langage adéquat ; la limite l'a amené dans un espace nouveau où il ne sait plus se mouvoir de manière satisfaisante. Ce tournant de la réflexion philosophique est visible dès le criticisme kantien avec cette mise en évidence de la finitude radicale de l'individu. La réflexion sur la totalité, celle du temps où l'Illimité était frontière ouvrante sur un territoire supérieure (celui de l'altérité transcendante), s'est vu remplacée par une autre portant sur un espace plus réduit, délimité, dont la Limite est la frontière. Cette dernière ne doit pas se concevoir comme extérieure à l'espace qu'elle serait censée définir, elle s'inclut à sa propre limitation, laquelle ne saurait être franchie par aucun pas ferme.

Ce dernier exemple, tout comme celui de la folie, montre encore une fois que le silence, en tant que frontière ne cesse d'être mobile et ne peut se penser qu'en terme de rapport de la parole avec sa limite. La polymorphie s'était déjà manifestée lors des procédures d'exclusion (où le silence se transformait selon le lieu, la circonstance, le public), la différence avec les exemples de la folie et de la sexualité, c'est que la polymorphie ne s'attache pas qu'aux conditions formelles de la limite mais bel et bien à son contenu substantiel.



1Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966 , p.47

2On remarquera à propos du partage des « procédures d'exclusion » qu'à l'Âge classique, le partage de la folie atteint une proximité sans précédent avec celui de la Vérité, au point que l'un et l'autre se structurent mutuellement.

3Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988, Op. cit.,« Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille) », n°13, 1963, p.261 et suivantes.

4Ibid., p. 261

5Ibid., p. 263

6Ibid., p.269

mardi 8 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - II


Le silence, un espace à délimiter



Avant de vouloir questionner le silence, il faut d'abord savoir où le trouver. De la même manière où avant d'arpenter une terre qui n'est pas familière, il faut effectuer des repérages. Ainsi il va s'agir dans un premier moment de délimiter strictement l'espace du silence, de voir comment il se conçoit, se forme. Mais il faut aussi interroger les instances extérieures qui servent à créer son agencement interne.



Autorités et limites


Foucault, dans un mouvement qui scande la globalité de son oeuvre, n'a de cesse d'examiner les positivités dans leur rapports aux autorités. Comment tout discours s'articule toujours en rapport avec un pouvoir, ce dernier lui conférant à la fois sa norme et sa permissibilité. Dès la première hypothèse de L'ordre du discours, il nous l'explique :


Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.1


Ainsi le discours n'est pas à comprendre comme un ensemble expressif vif et incontrôlable. A chaque parole énoncée, résonne en-deçà d'elle, l'écho d'une norme. Bref, on ne peut pas tout dire et pas n'importe comment. La thèse est violente, tant elle s'adresse à la liberté même du discours, pouvoir faire taire le discours, c'est bien l'anéantir. Mais il faut bien voir qu'un tel anéantissement n'est pas exclusivement celui du discours, en tant que simple instance expressive, il s'agit bien aussi de la mort du sujet pensant, dans son rapport au monde, à autrui. Rendre le discours muet, c'est bel et bien rompre le pont entre le sujet et le monde. Le lien de la parole au pouvoir revêt dès lors un aspect bien plus inquiétant qu'on ne pourrait le penser : chaque discours rendu au silence ne signifie pas seulement des mots tus, mais un sujet baillonné. En mettant en évidence ce contrôle du discours, il faut s'attarder sur les moyens rendant possibles cet assujettissement du discours2, Foucault parle alors de « procédures d'exclusion »3. Procédures qui se représentent sous la forme d'interdictions de parler de telle chose, en telle circonstance, devant telle personne ; c'est là la parole interdite. Foucault précise ensuite quels sont les deux autres grands systèmes d'exclusion, en plus de celui de la parole défendue : « le partage de la folie et la volonté de vérité »4. La volonté de vérité semble pourtant être la procédure d'exclusion qui a pris le plus d'importance au point d'englober les deux autres. En effet une parole peut être interdite car si elle ne dit pas le vrai, elle ne sera pas entendue ; le fou est mis à l'écart car il ne peut pas dire la vérité. Il y a donc un silence instauré par cette volonté de vérité comme pendant de ce qui peut se dire, mais aussi à l'intérieur même de ce qui se dit car « on n'est dans le vrai qu'en obéissant aux règles d'une ''police'' discursive qu'on doit réactiver en chacun de ses discours »5. Cet antécédent nécessaire du discours (la police discursive) est bien à la fois l'unique champs sur lequel pourrait naître un discours censé et à la fois, ce dernier est sans cesse reconduit pas le discours lui-même. Cette réactivation reste toujours tacite, conférant même à la parole exprimée une composante silencieuse. C'est bien là un débordement du silence sur le champs de la parole. Car en plus de tout un champs de paroles interdites condamnées à rester sous le joug du silence, il est lui-même en creux de toutes paroles énoncées, comme forme de la norme. On voit alors que la volonté de vérité face à ces deux modalités que sont sa satisfaction ou son insatisfaction renvoie dans ces deux cas, bien que de manière différente, au silence : comme expression de la norme ou comme rejet.

En examinant le rôle de ces trois avatars de la frontière du dicible (la parole défendu, le partage de la folie et celui de la Vérité), il est intéressant de noter que l'espace du silence déborde sur celui de la parole, en normant ses événements discursifs. Les deux espaces ne jouent donc pas à part égale. Lorsque le silence s'avance sur le domaine de la parole, il la contrôle ; lorsque la parole s'achemine vers celui du silence, elle s'y perd.



Silence et surgissement


Foucault nous le fait remarquer, pendant longtemps le silence fut appréhendé comme structurant tout discours dans son articulation à une totalité, à l'esprit d'une époque. En quelque sorte sorte, chaque discours aurait sans cesse sa voix rédoublée par un écho silencieux, l'insérant au creux d'un moment historique donné :


[...] C'est donc que chaque discours recelait le pouvoir de dire autre chose que ce qu'il disait et d'envelopper ainsi une pluralité de sens : pléthore du signifié par rapport à un signifiant unique.6


Foucault, propose une autre interrogation, bien que celle présentée est celle de toute une tradition de l'histoire de la pensée. Il veut déterminer pourquoi tel énoncé a surgi plutôt qu'un autre. Le geste est profondément novateur, tant « il ne s'agit [plus] de faire faire parler le mutisme qui les [les discours] entoure. »7 On peut voir ici un souci de prudence, face à une tradition qui a peut-être, dans un souci d'exhaustivité ou face à un déficit des discours, fait parler des éléments qui n'avaient rien à dire. On retrouve aussi la volonté de Foucault d'en finir avec les grands regroupement unitaires, qui ne sont peut-être qu'une illusion inspirée par la facilité. Il oppose alors aux principes de pléthore et de totalité, celui de la rareté. Il faut désormais « définir un système limité de présences »8. Le silence se renouvelle par là même dans la façon dont il est appréhendé. Il n'est le plus murmure détenant une information, dévoilant l'unité d'un groupe de discours ; il devient la modalité de l'ensemble des conditions de possibilités de chaque discours particulier. La parole ne doit dès lors plus être comprise dans un système d'échos, s'éclairant les uns et les autres, mais comme un son éclatant, déchirant la nuit du silence. Néanmoins cette tentative foucaldienne peut surprendre quand il la précise : il ne faut définitivement pas saisir une parole comme l'expression du rejet d'une autre. Le jeu des autorités est donc à observer avec prudence. Si une parole, indique par sa manifestation, la norme et sa conformité à cette dernière, elle n'est pas la norme, et n'a donc aucune puissance pour s'imposer au détriment d'une autre. Il faut désormais écouter avec attention la tonalité de la parole proférée, afin de saisir la particularité qui a permis son émission ; plutôt que de suivre la trace d'un énoncé en arpentant les chemins qu'il n'a pas pris, il faut déterminer les coordonnés précis de ce dernier. Une tension subsiste néanmoins entre la nouveauté d'une telle démarche et celle accomplie par des siècles de commentaires. Foucault explique la distance entre les deux tentatives et pourquoi on a usé, vis à vis des discours, du mode pléthorique : « parce que les énoncés sont rares, on les recueille dans les totalités qui les unifient et on multiplie les sens qui habitent chacun d'eux »9. Ainsi si le commentaire s'est multiplié, c'est faute de matériau originel : faute de pléthore externe, il a fallut en concevoir une interne. Cela démontre que la parole qui devenait muette dès lors qu'elle se terminait, ne pouvait être supportée : il fallait la faire poursuivre, lui créer un écho, ne pas la laisser s'engouffrer dans le silence. Voici le paradoxe de toute une tradition, qui face à un surgissement intrinsèquement laconique, lui a greffé une volubile continuité.



L'effort de la parole


Déterminer quel est le véritable domaine du silence soulève un grand nombre de difficultés : tantôt il s'agit d'un champs normatif, ou bien d'un espace de rejet, ou enfin du lieu où se déroule la naissance muette de la parole. Peut-on encore parler d'un même espace ? Ne serait-ce pas céder à la facilité unitaire, celle-la même que Foucault a toujours rejetée ? Sans doute, face à cette multiplicité du silence, faut-il préférer non pas une unité faîte de divers strates, mais un autre modèle. Il s'agirait alors de saisir le silence en sa simple forme de rapport à la parole. D'une part, celui d'une parole qui doit sans cesse, se conformer à la norme muette, parole qui échoue dans le silence ou encore discours devant supportait le mutisme de son propre avènement. Autrement dit, il s'agirait plutôt de songer au silence comme un rapport du discours à lui même, plutôt que d'en fait une sorte d'espace indéfinissable -ce qui semblerait trop coûteux pour la réflexion, ne pouvant jamais le déterminer véritablement.

L'examen de ce rapport variant dévoile une parole qui doit toujours lutter pour restée résonnante, elle se conforme, se voue à la répétition. Autrement dit, elle commet toujours un effort ultime, au creux de son dernier mot, afin de se reconduire, afin de ne pas se laisser happer par son spectre silencieux et fatal. Naît ici l'idée du langage comme ce qui conjure la mort : « le discours, on le sait, a le pouvoir de retenir la flèche, déjà lancée, en un retrait du temps qui est son espace propre »10. La mort est alors conçue comme le rivage où le langage échoue ultimement. Rivage, dont la parole, par son redoublement infini, essaiera toujours de s'en tenir éloignée. La parole n'a donc pas d'autre choix que de se redoubler, de « tourner en rond » ; une avancée linéaire la menant nécessairement vers son mortel écueil. Foucault évoque Les Mille et Une Nuits11, ensemble enchevêtré de contes qui se révèle être une parfaite illustration de l'art de la répétition, dans ce tournoiement de la parole qui ne peut se résoudre à se taire. Tout d'abord, l'imbrication même de l'oeuvre, au niveau narratif, des personnages, des jeux de lecture, crée un labyrinthe, qui redouble la parole, le temps d'un répit, d'une inspiration, d'un silence ; sorte de garantie ultime contre la mort ; secret latent, dont l'espoir de résolution oblige le sultan Shâriyâr à la clémence. Enfin ce discours est bel et bien une lutte contre la mort, au sens le plus immédiat, contre un silence qu'il faut sans cesse évacuer, chasser, sans quoi le bourreau officiera. Shéhérazade semble bien être la parfaite figure de cette voix qui pour se préserver n'a d'autre choix que de toujours se manifester.



1Michel Foucault, L'ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, p.10-11

2L'assujettissement du sujet ne sera pas traité, afin de se focaliser sur le silence.

3Ibid, p.11

4Ibid, p.21

5Ibid, p.37

6L' archéologie des savoirs, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », Paris, 1969, p.156.

7Ibid., p.156

8Ibid., p.156

9Ibid., p.157

10Foucault Michel, Dits et écrits 1954-1988. Edition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jaques Lagrange. Tome I. 1954-1969. Tome II. 1970-1975. Tome III. 1976-1979. Tome IV. 1980-1988, édition Gallimard, Paris, 1994, réed. Tome I et Tome II, Paris Gallimard, Quarto, 2001, Tome I, « Le langage à l'infini », n°14, 1963, p. 278

11Ibid., p.278 et suivantes.

dimanche 6 janvier 2008

Le silence chez Michel Foucault - I



A l'instar de l'ami Systar qui nous avait proposé un bien intéressant travail sur Husserl, je vous propose à mon tour une légère réflexion sur Foucault. Meilleurs voeux.


Il peut sembler étrange de vouloir interroger l'espace du silence. Dès le début de l'investigation, naît une angoisse : le champs que l'on souhaite parcourir ne nous dira peut-être rien. Il est une crainte pour la parole, qui risque de s'y perdre ou bien de se condamner au soliloque. Cependant l'examiner en suivant l'oeuvre de Michel Foucault, ne nous pousse qu'un peu plus à tendre l'oreille vers ce domaine qui ne devrait rien dire. Si le silence accède bien à un statut nouveau avec ce philosophe, c'est avant tout parce qu'il n'est plus pensé comme simple vacuité de sens ou de parole. En orientant sa réflexion en direction des positivités1, il n'eut d'autres choix que de considérer le silence comme tel, comme un fait bel et bien présent. Dès lors, le silence existe bel et bien, détient son poids ontologique. Comment cet espace muet vient-il à se manifester, lui qui ne peut, analytiquement, rien dire ? Tout d'abord, il se dévoile indirectement par son rôle sur l'espace de la parole comme frontière au-delà de laquelle tout langage est voué à l'échec. Il apparaît aussi en examinant toutes les potentialités du langage, tout ce qui aurait pu se dire et qui s'est tu, voué à errer dans les limbes du mutisme. Qu'en déduire ? Le silence est-il condamné à une ontologie strictement négative, comme un ensemble de privations ? Assurément pas, car chacune de ses mutations norme le champs des modalités du dire, aussi bien dans ses conditions de possibilités, que dans sa permissibilité. De plus, au creux même du silence peut se loger du sens, signification tue au coeur du manifeste.

Si le silence n'est plus relayé à un simple vide, et que sa présence est manifeste, cela n'exempte pas l'analyse de quelques difficultés. Retrouve-t-on, sous l'unité nominale, une autre effective ? La seule qui semble pouvoir se dégager est géographique, autrement dit, l'unique unité effective visible est celle de ce vaste espace qui se tient au-delà d'une frontière, laquelle est peut-être à elle seule, cet espace. Mais cette dernière trouble, elle ne cesse de changer, elle a un caractère intrinsèquement protéiforme. En plus de ces premières difficultés ressenties, poser un pas derrière cette étroite ligne ne peut se faire qu'avec prudence : il faut se garder de faire parler ce qui n'a proprement rien à dire.


A suivre...



1Entendons par là l'ensemble des éléments et strates empiriques d'une époque donnée.